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Pouvez-vous m'expliquer quelle analogie vous trouvez entre la pièce de monnaie et le pain ou la viande qu'on vous donne en échange? entre un cheval et une livre d'or ? ou bien encore entre cinq grammes d'argent et une douzaine d'œufs?

Ici votre embarras commence, et la question qui vous semblait naïve au premier abord apparaît avec ses difficultés.

La monnaie, en effet, n'a pas toujours existé, et elle n'est devenue le moyen universel d'échange que lorsque les besoins des hommes, devenus plus nombreux, les eurent contraints à étendre leurs. relations et à subdiviser le travail.

Il est impossible que chacun puisse produire de ses propres mains tout ce qui lui est nécessaire, et de même que nous mettons au service de nos voisins l'œuvre de notre métier, de même aussi sommes-nous obligés, à chaque instant, de recourir à eux pour toutes les choses que nous ne saurions nous procurer nous-mêmes. Or, si pour acquitter le prix des objets que nous achetons nous n'avions que le produit naturel de notre travail, il en résulterait de graves inconvénients.

Supposons qu'un cordonnier ait besoin d'un pantalon et qu'il n'ait, pour le payer, que des chaussures. Vous voyez la difficulté. Combien faudra-t-il de souliers pour arriver à la valeur du pantalon ? Quel genre de chaussure et quelle qualité d'étoffe pourront être admis à l'échange? Toutes ces questions seraient un obstacle souvent insurmontable à l'exécution d'un marché.

Et puis, il se peut faire que le tailleur n'ait pas besoin de chaussures et qu'en même temps il ait le désir d'avoir un chapeau. Il faudra donc que le cordonnier fasse avec le chapelier un premier échange et reçoive un chapeau qui lui est inutile pour le troquer ensuite contre le pantalon du tailleur. Et avant d'arriver à ce résultat, que d'ennuis! que de démarches !

En outre, l'échange direct serait souvent impossible. Notre tailleur a besoin de pain, de vin et de bois. Un seul des vêtements qu'il confectionne vaut tous ces objets; mais celui qui lui donnerait du pain, c'est-à-dire le boulanger, n'a pas de vin, et le vigneron ne possède pas de bois. Cependant, il ne peut donner son habit qu'à un seul, et, tout en ayant de quoi faire un échange qui arrangerait tout le monde, il ne peut pas l'effectuer.

Ce moyen d'échange en nature fut toutefois le premier que l'histoire relève parmi les hommes. Alors que les sociétés n'étaient pas encore formées, que chacun cultivait sa terre et élevait ses troupeaux, on ne connaissait d'autre moyen de se procurer les objets ou produits dont on avait besoin qu'en donnant, à la place, d'autres objets naturels ou fabriqués, d'autres matières brutes ou travaillées dont l'estimation variait selon leur rareté ou la difficulté de leur production.

Dans les temps barbares, le bétail était employé comme instrument ordinaire du commerce, et nous lisons dans un poëme d'Homère que l'armure d'un des princes du temps coûtait neuf bœufs,

tandis que celle d'un autre guerrier en valait cent. En Abyssinie, le sel a été employé pour mesurer les échanges, et jusqu'au siècle dernier, en Écosse, il n'était pas rare de voir les ouvriers porter au cabaret ou chez le boulanger des clous au lieu de monnaie (Adam Smith).

Ce mode de payement offrait de fréquents embarras, et les transactions commerciales en souffraient beaucoup. Les rapports avec les pays lointains surtout étaient très difficiles; il s'élevait de nombreuses contestations sur le prix de certaines denrées données en payement et dont la valeur différait suivant les circonstances et selon le peuple avec lequel avait lieu le trafic. Ainsi, le blé qui servait, en quelques contrées, de mesure aux échanges, ne pouvait être au même prix dans les années de disette que dans les années fertiles, et il pouvait se faire que l'estimation fixée dans le pays producteur ne fût plus exacte dans le pays destinataire. De plus, tous ces instruments d'échange étaient d'un transport coûteux, peu aisé, et les variations de température ou les fatigues du voyage les détérioraient et leur faisaient perdre par conséquent de leur valeur.

C'est ce qui engagea les peuples commerçants à se servir d'objets plus résistants, moins sujets au changement et d'une circulation plus commode. Nulle matière ne paraissait mieux remplir ce but que les métaux; aussi l'histoire nous apprend-elle qu'ils furent employés chez les Spartiates et chez les peuples dont la civilisation était plus avancée.

Les uns se servirent du fer, les autres du cuivre et les plus riches de l'or et de l'argent.

C'est ainsi que peu à peu la monnaie est devenue chez tous les peuples éclairés l'instrument universel du commerce, et que les marchandises de toute espèce se vendent et s'achètent ou s'échangent les unes contre les autres par son intervention.

Toutefois, il ne faut pas croire que son usage soit partout répandu. Malgré la facilité des relations commerciales, il est certaines contrées où l'échange en nature subsiste encore. Ainsi, sur les côtes méridionales de l'Afrique et dans certaines îles de l'Océanie, le trafic s'exerce au moyen de verroteries, de canifs, de couteaux et autres produits de fabrication européenne que les capitaines de navires marchands donnent aux naturels de ces pays pour obtenir les plumes ou les peaux des animaux sauvages tués à la chasse.

Il y a quelques années, une artiste d'un de nos grands théâtres parisiens, poussée par un désir insensé de faire fortune, s'embarqua sur un navire en partance pour l'Océanie. Le hasard la fit aborder dans une île de l'archipel de Cook, habitée par des peuplades à moitié sauvages, et dont la principale occupation consistait à pêcher et à chasser.

A peine débarquée, notre héroïne, suivie de quelques compagnons d'aventures, se rendit à la demeure du chef de la tribu pour lui demander l'hospitalité sur ses terres et lui offrir de donner

à ses sujets un échantillon des plaisirs et des délassements de la civilisation occidentale.

Le palais du souverain consistait en une grande hutte abritée par quelques arbres à pain, et le roi Makea, le plus beau des noirs du pays, y siégeait entouré des principaux personnages de la peuplade.

La vue d'une jolie femme au teint mat, au regard à la fois doux et brillant, à la mise élégante, produisit sur les naturels une profonde impression. Le roi surtout examina l'étrangère avec une attention toute particulière, et, après quelques paroles de compliments difficilement exprimées (Sa Majesté balbutiait assez mal l'anglais), il supplia notre compatriote de se faire entendre, et fit aménager à cette intention un grand hangar, qui, pendant de longues années, avait servi à entasser des poissons desséchés.

C'est là qu'eurent lieu les concerts. Le poisson était parti, mais l'odeur en était restée. Malgré cela, l'affluence des curieux fut considérable, et Sa Majesté noire daigna plusieurs fois honorer les représentations de sa présence. Le succès des artistes fut complet, et l'enthousiasme,des sauvages devint tel, que la diva eut souvent fort à faire pour se débarrasser des hommages par trop bruyants et démonstratifs de ses admirateurs.

Naturellement, les recettes s'en ressentirent; mais c'est là que commence le grotesque de l'aventure. Les sujets du roi Makea ne connaissaient pas l'existence de la monnaie, et leur système

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