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colté, broyé, pétri et préparé; il faut que le fer, l'acier, le bois, la pierre, aient été convertis par le travail en instruments de travail; que certains hommes se soient emparés de la force des animaux, d'autres du poids d'une chute d'eau, etc.; toutes choses dont chacune prise isolément suppose une masse incalculable de travail mise en jeu, non-seulement dans l'espace, mais dans le temps.

« Cet homme ne passera pas sa journée sans employer un peu de sucre, un peu d'huile, sans se servir de quelques ustensiles.

<«< Il enverra son fils à l'école pour y recevoir une instruction qui, quoique bornée, n'en suppose pas moins des richesses, des études antérieures, des connaissances dont l'imagination est effrayée.

«Il sort: il trouve une rue pavée et éclairée. On lui conteste une propriété ; il trouvera des avocats pour défendre ses droits, des juges pour l'y maintenir, des officiers de justice pour faire exécuter la sentence; toutes choses qui supposent encore des connaissances acquises, par conséquent des lumières et des moyens d'existence.

« Il va à l'église; elle est un monument prodigieux, et le livre qu'il y porte est un monument peut-être plus prodigieux encore de l'intelligence humaine. On leur enseigne la morale, on éclaire son esprit, on élève son âme, et pour que tout cela se fasse, il faut qu'un autre homme ait pu fréquenter les bibliothèques, les séminaires, puiser à toutes les sources de la tradition humaine, qu'il

ait

pu

vivre sans s'occuper directement des besoins de son corps.

<<< Si notre artisan entreprend un voyage, il trouve que pour lui épargner du temps et diminuer sa peine, d'autres hommes ont aplani, nivelé le sol, comblé des vallées, abaissé des montagnes, joint les rives des fleuves, amoindri tous les frottements, placé des véhicules à roues sur des blocs de grés ou des bandes de fer, dompté les chevaux ou la vapeur, etc. »

Cette esquisse n'est-elle pas parfaite et ne faitelle pas entrevoir nettement le but social de l'échange. Or cet homme dont parle Bastiat n'est pas le seul dans son cas; chacun de ceux qui contribuent à lui donner ce bien-être et ces commodités de l'existence que nous venons de retracer, jouit à son tour des bienfaits de l'échange, et reçoit dans une proportion beaucoup plus considérable qu'il ne donne. Il ne faut pas supposer toutefois qu'il ait été l'objet de faveurs particulières, et que les avantages dont il est comblé, lui aient été concédés gratuitement. L'intérêt personnel a été le mobile principal de l'échange. Le but de cette forme de transaction est en effet de subvenir aux exigences de la vie avec le moins de peine et le moins de frais possibles et de procurer à chacun les services des autres en retour des siens ou les produits de leur activité en cédant son travail. Dans ce marché, chaque partie contractante établit le compte des avantages ou des désavantages de l'opération, apprécie ce qu'on lui demande, le

compare à ce qui lui est offert et le marché ne se conclura qu'autant que chacune d'elles aura acquis la certitude que ce qu'elle doit donner ou faire lui coûtera moins de peine et moins de frais que ne vaut à ses yeux le service ou le produit qu'on lui demande.

Mais, en dehors de son utilité au point de vue exclusivement matériel et personnel, l'échange a d'autres résultats plus élevés dans le domaine moral. Il est la manifestation économique de la sociabilité humaine et le témoignage vivant des lois civilisatrices.

En effet, de tous les êtres animés qui peuplent la terre, l'homme seul échange, et aucun naturaliste n'est venu jusqu'ici révéler cette faculté dans une des innombrables variétés d'espèces qui font l'ornement de notre planète. On voit bien certains animaux travailler et produire, arriver même dans leur travail à un certain degré de perfection qui frappe et excite l'admiration; mais ce travail et ce produit ne dépassent pas les limites des besoins personnels et le plus souvent immédiats à satisfaire, et ne donnent pas lieu à l'échange.

Prenons pour exemple quelques-uns des êtres de cette création inférieure qui vivent en société, c'est-à-dire parmi les quadrupèdes, les castors, et, parmi les insectes, les fourmis et les abeilles. On sait que le castor est réputé l'un des animaux les plus industrieux de l'espèce animale. Il établit ordinairement sa demeure au bord de l'eau, et,

pour la mettre à l'abri des inondations, construit une digue dont la dimension et la solidité sont un sujet d'étonnement, surtout lorsqu'on se rend compte de la taille exiguë de l'ouvrier. Cette digue se compose le plus souvent d'un arbre énorme que les castors scient et rongent avec leurs dents, qu'ils coupent en peu de temps et font ensuite tomber en travers du cours d'eau. Ils le débarrassent alors des branches de la cime pour le mettre de niveau et le faire porter partout également, puis le poussent à l'endroit où ils veulent bâtir leur retranchement. Pendant cette opération, d'autres castors abattent des arbres moins forts, en font des pieux qu'ils enfoncent profondément dans le lit de la rivière à l'aide de leurs pieds et de leurs dents, formant ainsi un pilotis serré qu'ils consolident avec des branches entrelacées et dont ils maçonnent tous les intervalles avec de la terre gâchée et préparée.

Cette œuvre terminée, ils élèvent leurs cabanes ou maisonnettes sur un pilotis plein, en ayant soin d'y pratiquer deux issues, l'une pour aller à terre, l'autre pour se jeter à l'eau, et la confection en est si solide, les murailles en sont revêtues d'un stuc si bien gâché et si proprement appliqué que l'eau des pluies ne les peut pénétrer ni le vent le plus impétueux les ébranler.

N'y a-t-il pas dans cet acte le témoignage d'une intelligence développée et le signe d'une civilisation avancée? Assurément; mais on n'y trouve pas les traces d'un échange quelconque de ser

vices: tout s'y fait en commun, du moins le gros œuvre, parce que les forces divisées de chacun ne suffiraient pas à son exécution; mais la digue achevée et le danger de l'inondation conjuré, l'union disparaît, l'individualité la remplace et chacun songe à soi sans se soucier de son voisin.

Les fourmis, ce peuple parcimonieux et actif qu'on rencontre à chaque pas dans nos pays et dont les mœurs nous sont connues, amassent bien dans leurs greniers profonds les provisions de la saison mauvaise; les abeilles, dont les ruches coquettes ornent le verger d'un grand nombre de nos fermes, vont bien de fleur en fleur butiner et recueillir le suc destiné à faire le miel; mais ni les unes ni les autres ne songent à donner le produit de leur travail en échange d'autres produits. L'abeille défend son miel contre l'imprudent qui songe à le lui ravir, et la fourmi, de son côté, le bon La Fontaine l'a dit il y a longtemps:

La fourmi n'est pas prêteuse;

elle réserve pour ses besoins propres le fruit de ses labeurs et de son épargne.

Aucun de ces êtres, même le plus parfait, le plus semblable à l'homme par un de ses attributs ou une de ses qualités, n'obéit donc à cette loi suprême de la sociabilité, ne pratique l'échange à un degré quelconque, et ne travaille dans le but d'épargner aux autres et à soi-même les peines

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