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ligence infinie c'est Dieu. M. de Schelling et Hegel attribuent à l'homme lui-même cette intelligence.

La méthode de Hegel est identique avec le système qu'elle produit; elle est donnée en même temps que le principe fondamental de l'idéalisme absolu : elle se maintient ou tombe avec lui. Le principe de l'identité admis, il y a nécessairement unité du développement logique et du développement ontologique. Ce sera une synthèse progressive et continue, qui représente l'évolution éternelle de l'idée concrète absolue. Cette méthode est le mouvement même par lequel tout se produit; le double sens du mot latin explicatio en peut indiquer la nature : les choses sont expliquées et comprises par la manière dont elles se développent du fond de l'idée par le mouvement de la pensée.

Expliquer, dans le langage de Hegel, c'est montrer quelle place une chose occupe dans le développement général. Comprendre, c'est connaître l'origine ou la forme antérieure d'une chose; prouver, c'est réduire les données empiriques à leur expression générale, et c'est ainsi, dit Hegel, que Képler a démontré les lois du mouvement absolu. L'origine ou la source d'une chose, ce n'est pas le principe d'où elle émane, c'est la forme immédiate sous laquelle elle apparaît d'abord. Les éléments divers et les existences diverses ne sont que des moments du mouvement universel de l'idée une, des formes transitoires, qui n'ont rien de fixe, rien de permanent. Tout est fluide, si l'on peut dire ainsi, dans les idées et les choses; les deux séries sont absolument continues : une continuité absolue en est la loi suprême.

Dans ce mouvement continu, mais articulé, ce qui précède est la raison, la substance, le genre de ce qui suit, et ce qui suit est la vérité, la réalité, l'espèce de ce qui précède. C'est une spécification continuelle qui, dans son dernier résultat, retourne à l'état général, à l'identité absolue d'où elle est partie.

Cela admis, le mode de procéder en résulte nécessairement. Tout étant un dans l'idée absolue concrète, elle ne peut sortir de cet état que par une contradiction intime, qui devient la cause d'une division, d'une diremption. De là le besoin de la conciliation et du retour à l'unité; puis diremption nouvelle et nouvelle conciliation, et ainsi indéfiniment, jusqu'au dernier terme de l'évolution. La dialectique spéculative ou immanente procède par un mouvement qui s'accomplit en trois temps. Il y a d'abord la thèse ou la position, l'idée en soi, en puissance, à l'état d'involution; puis l'antithèse, la négation, l'idée pour soi, l'idée réalisée, à l'état d'évolution; enfin la synthèse, la négation de la négation avec un résultat positif, l'idée en soi et pour soi, revenue à elle.

Tel est le rhythme constant de cette nouvelle dialectique : de là cette tripartition qui domine dans le système en général et dans tous ses détails, et dont le type est dans le dogme de la Trinité.

A ces trois moments de la dialectique correspondent ce qu'on appelle en logique la notion, le jugement, la conclusion, pris spéculativement. Hegel abuse de l'étymologie des mots qui désignent en allemand ces diverses opérations de l'entendement. La notion, concept, compréhension (Begriff, de begreifen, comprendre), est la virtualité, la nature primitive, la substance de la chose. Le jugement, en allemand Urtheil, départ, partage, division, est, selon lui, la diremption, l'ac

tion par laquelle la notion s'ouvre et se manifeste. La conclusion enfin est l'opération par laquelle se fait la conciliation, le retour conclure c'est fermer, c'est réunir. Ensemble, les trois mouvements constituent le syllogisme réel, le raisonnement spéculatif.

Il importe encore de remarquer que Hegel donne de même un autre sens aux mots concret et abstrait. L'idée à l'état concret, c'est pour lui l'idée en soi, comme virtualité infinie, à l'état d'involution, et les choses sont abstraites lorsqu'elles sont considérées à part de l'idée. L'abstraction, ce n'est pas une qualité considérée séparément du sujet, mais une chose considérée séparément de sa substance, de sa notion.

Le mouvement de la pensée, pris en lui-même, produit l'idée absolue, l'idée concrète, la notion ou la substance universelle. Son évolution par la pensée constitue la nature ou l'univers matériel, et son retour à elle-même, avec une pleine conscience de soi, constitue l'esprit. De là la division du système en trois grandes parties, la logique, la philosophie de la nature, la philosophie de l'esprit.

Par un premier travail, la pensée constitue l'idée absolue comme telle, en s'élevant de la dernière abstraction jusqu'à l'idée concrète, qui, comme l'œuf de Brama, renferme en puissance toutes les existences ce travail est l'objet de la logique, la science de l'idée pure, de l'idée en soi.

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Par un second travail, continué du premier, l'idée concrète, semblable à l'œuf qui se brise, fait évolution, et, en sortant, pour ainsi dire, d'elle-même, devient nature, univers de là la philosophie de la nature ou la science de l'idée se manifestant, se réalisant dans le monde, et devenant comme un autre pour elle.. Les platoniciens appelaient la matière l'autre, mais dans un sens différent; car, selon Hegel, cet autre, c'est encore l'idée, mais sous une autre forme.

Enfin, par un troisième et dernier travail, l'idée revient à elle avec une pleine conscience de ce qu'elle est en soi, et se reconnaît comme esprit ce retour est l'objet de la philosophie de l'esprit, la science de l'idée revenue à elle-même.

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Le tout est la genèse de Dieu dans l'esprit de l'homme, et a pour fin dernière de donner à l'esprit humain la conscience qu'il est lui-même l'absolu. L'idée divine est la substance de l'univers physique et moral; le mouvement de la pensée en est le principe générateur, et l'esprit en est le résultat.

C'est sous ces trois chefs que, dans l'Encyclopédie, sont classées, avec la prétention d'une parfaite continuité de développement, toutes les sciences philosophiques.

Dans l'introduction, Hegel traite de la définition de la philosophie et de ses rapports avec son histoire.

La vraie définition de la philosophie est le résultat même de la science, et ne peut se justifier que par la fin. On peut cependant, tout d'abord et d'une manière générale, la définir la contemplation réfléchie des choses. La philosophie repense les produits de la pensée naturelle et spontanée : c'est la conscience de la conscience, la pensée de la pensée. Le contenu vrai de la conscience ne se montre complétement, et sous son véritable jour, qu'autant qu'il est converti en pensées, en notions; mais, pour être ainsi transformé, ce contenu ne s'en accorde pas moins

avec l'expérience, et n'en est pas moins l'expression de la réalité, pourvu que l'on distingue la vraie réalité de ce qui n'a qu'une existence phénoménale et contingente, La réalité est la raison objective, la raison

réalisée.

La raison subjective d'ailleurs éprouve le besoin de donner au savoir la forme de la nécessité, nécessité qui ne se rencontre pas dans la science dite expérimentale. La pensée réfléchie, en tant qu'elle cherche à satisfaire à ce besoin de la raison, est pensée spéculative, philosophique.

La pensée philosophique se développe et s'élève par degrés, et l'Histoire de la philosophie présente ce développement sous la forme d'unc succession accidentelle et d'une diversité de principes et de systèmes; mais le même esprit y domine, et il n'y a là qu'une seule et même philosophie. Ce développement que nous offre l'histoire se retrouve dans la philosophie même, mais délivré de toute contingence historique.

La science de l'idée est essentiellement système, puisque le vrai, en tant que concret, ne peut se développer qu'en soi et avec unité, c'està-dire comme totalité. Un contenu philosophique n'a de valeur que comme partie ou moment de l'ensemble,

Le point de départ de la philosophie est la pensée elle-même. Elle commence par la logique ou la science de l'idée dans le pur élément de la pensée.

Les observations qui servent d'introduction à la logique sont importantes: là se trouve le vrai principe de l'idéalisme de Hegel, et là aussi est l'erreur fondamentale de son système. La pensée, dit-il, dans l'acception ordinaire, est, quant au sujet pensant, considérée comme une faculté de l'esprit coordonnée à d'autres facultés : son produit est le général, l'abstrait. Considérée comme active quant aux objets, comme réflexion, le général qu'elle produit renferme l'essence, la vérité des choses. Ainsi, même selon la manière de voir ordinaire, les idées sont les essences des objets. Et, comme la réflexion modifie les données sensibles, il s'ensuit que ce n'est que par une modification que la vraie nature des choses arrive à la conscience. Or, la pensée étant mon action à moi, il s'ensuit de plus que cette vraie nature est la libre production de mon esprit comme sujet pensant.

Nous ne relèverons pas tout ce qu'il y a dans ces propositions d'arbitraire et de forcé. De ce que ce n'est que par la pensée que nous pouvons connaître les objets, il ne s'ensuit pas que leur réalité dépende de la pensée et que les idées en soient l'essence. S'il est vrai que les données soient modifiées par la réflexion, de quel droit inférer de là que cette modification nous fasse connaître la vraie nature des choses? Enfin de ce que la vraie nature des objets, en supposant qu'il en soit ainsi, ne nous est connue que par la pensée, peut-on en conclure que cette vraie nature soit une production de notre esprit ?

Tout l'idéalisme de Hegel repose sur cette base ruineuse. Les pensées, poursuit-il, peuvent donc être appelées objectives, de même aussi que les formes de la logique ordinaire. La logique se confond ainsi avec la métaphysique, la science des choses réduites en pensées, et ces pensées objectives, qui sont la vérité des choses, sont l'objet de la philosophie. Une analyse de la Logique est impossible ici; nous nous bornerons à en indiquer la marche et à faire quelques observations.

La logique est, selon Hegel, le système de la raison pure, de la vérité en soi, la science de Dieu considéré dans son éternelle essence et indépendamment de sa réalisation physique et morale.

Elle est divisée en trois parties: la science de l'être, la science de l'essence et la science de l'idée. La pensée, par son seul mouvement, s'élève de l'être pur jusqu'à l'idée absolue concrète. Cette synthèse créatrice, partie du néant, arrive d'abord, au moyen du concept de devenir, à l'être déterminé, à l'existence. Dans la seconde partie, l'auteur traite de l'essence comme base de l'existence, puis du phénomène et de la réalité. Dans la troisième partie enfin, le mouvement logique aboutit à l'idée absolue par trois degrés marqués chacun par trois moments. La notion subjective d'abord, et devenue successivement notion, jugement et conclusion, devient ensuite objet, mécanisme, chimisme, theologie; enfin l'idée concrète est achevée par la vie et la connaissance.

Ainsi, selon Hegel, la pensée n'est pas un simple instrument s'exerçant sur un objet donné; la pensée pure est créatrice comme la pensée divine, Les notions ne sont pas les images logiques des choses, formes fixes et distinctes; mais l'essence des choses, des formes transitoires n'exprimant que des moments dans le développement logique de Dieu.

Toute cette doctrine est fondée sur une étrange illusion. Pour arriver à l'être pur, au néant logique, il a fallu faire abstraction de toute réalité et de toutes ses déterminations; et ensuite. pour expliquer la réalité et les catégories, il a fallu restituer progressivement la réalité à l'idée de l'être et rétablir les catégories préexistantes. Ainsi, dès le début, pour s'élever au-dessus de l'être pur et du néant, Hegel les concilie et les unit par le devenir, d'où résulte l'existence.

Partant de la supposition que les idées sont l'essence des choses, il en conclut que la notion la plus générale est l'essence de tout; ainsi l'être pur, si pauvre et si vide qu'il soit, le néant recèle dans son sein toute la plénitude de l'être concret, qui en résulte par le seul mouvement de la pensée: c'est là une création véritablement ex nihilo. L'idée absolue concrète, l'univers, l'esprit, Dieu même, naissent de la seule action de la pensée pure sur l'être pur, c'est-à-dire du vide sur le vide, du néant sur le néant. Mais en y regardant de près, le miracle disparaît. La pensée introduit dans le néant ses catégories, et, par une restitution mal déguisée, rend à l'être ce que l'abstraction en a ôté. L'idée de l'être grossit en s'avançant, crescit eundo, non par le seul mouvement de la pensée, mais par les éléments nouveaux qui y sont continuellement ajoutés.

Cependant l'idée absolue ne peut pas rester à cet état concret d'involution. Elle éprouve le besoin de se réaliser, de se manifester; elle produit l'univers, qui est l'idée logique apparaissant au dehors. La nature est l'idée sous la forme de l'extériorité : c'est un reflet de l'idée plutôt que son expression exacte. En effet, dans l'idée, la nature est divine; mais, telle qu'elle est, elle ne répond pas absolument à l'idée : elle est, dit Hegel, contradiction inconciliée. Elle doit être considérée comme un système de degrés dont l'un procède nécessairement de l'autre, de telle sorte que chaque nouvelle forme est la vérité prochaine de celle d'où elle résulte; c'est un organisme vivant, graduellement progressif, dont la consommation sera l'esprit. Cette gradation ne doit pas être considé

rée comme inhérente à la nature. Les métamorphoses n'ont lieu que dans l'idée qui est l'essence de la nature. Dans la nature même les existences paraissent distinctes, individuelles, indifférentes les unes aux autres. La continuité n'est que dans l'idée.

Le monde est une fleur qui procède éternellement d'un germe unique, l'idée absolue concrète. C'est un tout organique et vivant; mais dans ses productions règne néanmoins, selon Hegel, une sorte de désordre et de hasard. C'est là une contradiction évidente, amenée par les besoins du système. Hegel divinise la nature en tant que dans ses formes générales elle semble se conformer aux déterminations logiques de l'idée; il la méprise en tant que dans ses détails et sa variété elle se refuse à se laisser emprisonner dans ses catégories. Au lieu de reconnaître l'insuffisance de la philosophie à cet égard, il accuse en propres termes la nature elle-même d'impuissance, de l'impuissance de demeurer fidèle aux déterminations logiques et d'y conformer exactement ses produits.

La Philosophie de la nature est divisée en trois parties: la Mécanique, la Physique, l'Organique. Chaque partie est subdivisée en trois

sections.

Sous le premier titre, le philosophe traite du temps et de l'espace, de la matière et du mouvement, de la mécanique absolue; sous le second, de la physique de l'individualité générale (des corps physiques libres, des éléments, du jeu des éléments); de la physique de l'individualité particulière (la pesanteur spécifique, la cohésion, le son, la chaleur); de la physique de l'individualité totale (la forme, le corps individuel, le travail chimique). Enfin, sous le titre de l'Organique, il traite de la géologie, de la nature végétale, de l'organisme animal (la figure, l'assimilation, la génération).

Il est bien entendu que cette philosophie de la nature, qui est en général semblable à celle de M. Schelling, a pour base la science physique actuelle. Mais Hegel n'en admet que ce qui s'accorde avec son système logique. Il a la prétention de traduire en idées les généralités empiriques, et de montrer comment celles-ci procèdent avec nécessité de la virtualité de l'idée.

L'espace nous manque pour relever ici tout ce qu'il y a dans cette partie de la philosophie de Hegel d'ingénieux et de profond, mais aussi d'arbitraire et de singulier, et pour dire combien les faits sont les uns dénaturés, les autres omis ou ignorés. Mais nous devons citer comme un exemple du dédain superbe avec lequel Hegel traite les phénomènes quand ils sont rebelles à sa dialectique, et des aberrations où l'esprit de système peut entraîner le génie, la manière dont il s'exprime sur le ciel étoilé, que Kant admirait à l'égal de la loi morale qui est en nous. « Le mondé étoilé, dit Hegel (dans l'addition au § 268 de l'Encyclopédie), n'a pas pour la raison le même intérêt que pour le sentiment: c'est un infini négatif, le théâtre d'une diremption abstraite, où le hasard exerce sur les rapports une influence essentielle. Le système solaire seul est rationnel. L'action par laquelle se remplit l'espace éclate en une multitude infinie de corps. C'est une sorte d'exanthème de lumière, qui n'est pas plus admirable pour le philosophe qu'une éruption de peau ou un vil essaim de mouches. >>

Si, d'un côté, Hegel ne voit dans la nature qu'un reflet, une mani

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