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sentiment susceptible, comme l'amour, de se changer en passion, et qui nous porte à désirer ou à provoquer nous-mêmes, soit le tourment, soit la ruine de l'objet qui l'inspire. Les choses qui sont capables de faire naître la haine n'appartiennent pas à l'ordre physique, mais à l'ordre moral. Ce qui n'affecte que nos sens ou notre imagination nous plaît ou nous déplaît, nous est agréable ou désagréable, excite à différents degrés nos désirs ou notre répugnance, mais n'est jamais un objet de haine ni d'amour. Nous haïssons le vice, le crime, la bassesse, l'orgueil, l'oppression, si toutefois notre âme et notre intelligence sont restées saines. Dans le cas contraire, quand le mal est devenu comme la condition de notre existence, nous prenons en haine tout ce que nous devrions aimer. C'est ainsi que le vaniteux, avide de louanges, hait la franchise; le tyran, la liberté; l'intempérant, ce qui met un frein à ses passions. Le plus souvent la haine s'attache aux personnes et à leurs qualités comme à leurs défauts, selon les dispositions morales, selon les intérêts ou les passions de celui qui l'éprouve. Elle n'est jamais plus terrible ni plus opiniâtre que lorsqu'elle prend sa source dans l'orgueil froissé; celle qui se couvre du masque de la religion et fait alliance avec le fanatisme n'a pas d'autre origine. Quant aux choses, rien de plus légitime que

Ces haines vigoureuses

Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.

Mais il n'est pas permis de haïr les personnes, même quand elles font le mal. Mettons-les dans l'impuissance de nuire; faisons-les rentrer en elles-mêmes par l'expiation, et instruisons les autres par leur exemple; mais qu'elles ne soient pas exclues de la pitié et de l'amour que mérite toute créature humaine.

HALLUCINATION. Voyez FOLIE.

HAMANN (Jean-Georges) était un de ces esprits que leur humeur et leur imagination rendent impropres à la vie active en même temps. qu'aux grands travaux intellectuels; qui, en s'exagérant les exigences de la société, ne savent pas s'y faire une place digne de leurs talents, et qu'une fausse indépendance expose à tous les inconvénients de la vie solitaire. Né à Koenigsberg en 1730, il étudia d'abord la théologie, qu'il quitta bientôt pour le droit, auquel il ne demeura pas plus fidèle. Après avoir essayé quelque temps du métier de précepteur, il se fit commis négociant. Envoyé à Londres par la maison à laquelle il s'était attaché, il se jeta tête baissée dans les plaisirs et les excès de tout genre. Tombé dans la plus grande détresse, la lecture de la Bible, jointe aux remords, le releva, et produisit en lui une entière régénération morale et religieuse (1758). Renonçant alors au commerce, il retourna dans la maison paternelle, et reprit ses études. De 1763 à 1782, il occupa, dans l'administration des douanes de sa ville natale, un très-modeste emploi, qui lui donnait à peine de quoi vivre avec sa nombreuse famille. Admis à la retraite, il se vit réduit à un état voisin de l'indigence, d'où le tira, en 1784, un noble jeune homme de Munster, M. François

Buchholz, grand admirateur de ses écrits. Ses derniers jours furent doux et honorés; il mourut en 1788.

La carrière littéraire de Hamann fut longtemps tout aussi obscure que sa vie. Quelques esprits d'élite seulement, Kant, Herder, Goëthe, Jean-Paul, Jacobi, l'apprécièrent, quelques-uns même au delà de sa valeur. Goëthe le comparaft, il y a cinquante ans, à Vico, longtemps méconnu comme lui. Herder, qui fut un des premiers à lui rendre justice, en parlant du petit écrit, publié par Hamann en 1762, sous le titre de Croisades d'un philologue, dit de lui: « Le philologue a beaucoup lu, et il a lu longuement et avec goût, multa et multum ; mais les parfums de la table éthérée des anciens, mêlés à des vapeurs gauloises et à des émanations de l'humour britannique, ont formé autour de lui un nuage qui l'enveloppe toujours, soit qu'il châtie comme Junon, lorsqu'elle épie son époux adultère, soit qu'il prophétise comme la Pythonisse, lorsque du haut du trépied elle révèle en gémissant les inspirations d'Apollon. » Herder, en jugeant ainsi Hamann, imite le style et la manière de celui-ci. Hamann est en général obscur et plein d'enthousiasme comme les prophètes. Goethe (dans sa Vie, liv. III) compare les écrits de Hamann aux livres Sibyllins, que l'on ne consultait que quand on avait besoin d'oracles. « On ne peut les ouvrir, dit-il, sans y trouver chaque fois quelque chose de nouveau, parce que chaque page nous frappe diversement et nous intéresse de plusieurs manières. >>

Hamann est un de ces esprits que l'on peut ignorer entièrement, sans rien perdre d'essentiel du mouvement philosophique et littéraire auquel ils se sont trouvés mêlés, mais qu'on ne saurait fréquenter et étudier sans en retirer un grand profit, et sans prendre un vif intérêt à leur

commerce.

Ses écrits, très-nombreux (on les a recueillis en 8 vol. in-12; Berlin, chez Reimer, 1821 à 1843), sont de peu d'étendue, la plupart de véritables rapsodies dans le sens antique, feuilles volantes comme celles de la sibylle de Cumes; brochures d'occasion, pleines d'allusions aux choses et aux hommes du moment, et, à cause de cela, très-souvent obscures et indéchiffrables. Il avouait, sur la fin de sa vie, que beaucoup de passages de ses œuvres étaient, avec le temps, devenus inintelligibles pour lui-même. La plupart de ses écrits ont des titres singuliers, tels que Mémoires de Socrate, les Nuées, Croisades du philologue, Essais à la mosaïque (en français), Apologie de la lettre H, Lettre perdue d'un sauvage du Nord, Essai d'une sibylle sur le mariage, Lettres hiérophantiques, Golgotha et Scheblimini, etc. Ils se rapportent à presque toutes les grandes questions de littérature, de théologie, de philosophie, agitées à cette époque, et reproduisent fréquemment les mêmes idées sous d'autres formes. Ils sont pleins d'expressions originales, outrées, d'images singulières, tour à tour sublimes et grotesques, de tournures bizarres, quelquefois triviales et de mauvais goût. Son originalité, comme penseur, est plus dans la forme que dans le fond; son style est un mélange de celui de Rabelais, de celui de Swift et de la Bible. L'ironie et le sérieux se disputent constamment la place dans ses écrits, et la première l'emporte presque toujours. Jean-Paul compare le style de Hamann à un torrent qu'une tempête refoule vers sa source, et dit qu'il fut tout à la fois un enfant et un héros.

Hamann est plutôt un curieux sujet d'étude psychologique que d'histoire, et un phénomène littéraire plutôt qu'un philosophe remarquable. Comme penseur, le Mage du Nord, ainsi qu'il se plaisait à s'appeler lui-même, moitié par ironie et moitié sérieusement, faisait de l'opposition contre l'esprit de son siècle, comme Rousseau, contre la philosophie spéculative en général, comme Jacobi, et, vers la fin, contre la philosophie de Kant en particulier. Sa pensée philosophique est, pour l'essentiel, semblable à celle de Rousseau, de Herder, de Jacobi, avec la foi historique et une grande orthodoxie de plus. Vue de près, cependant, son orthodoxie était plus apparente que réelle : c'était une sorte de gnosticisme, d'interprétation allégorique, souvent très-arbitraire. Une foi littérale n'était à ses yeux, surtout dans les derniers temps de sa vie, qu'un honteux lamaïsme, comme il le disait en confidence à Jacobi (OEuvres de Jacobi, liv. m, p. 504), en se servant d'une expression de mépris qui brave l'honnêteté.

Tantôt il reconnaît toute le dignité de la raison et lui attribue une autorité souveraine, comme étant l'expression de la sagesse divine; tantôt, et plus ordinairement, la confondant avec la simple faculté de raisonner d'après l'expérience, il lui oppose la conscience, la foi, la révélation. « Il faut, dit-il quelque part, plus que de la physique pour interpréter la nature: la nature est un mot hébreu, composé seulement de consonnes auxquelles la raison doit ajouter les voyelles. » Ailleurs (OEuvres, t. vi, p. 16) il demande : « Qu'est-ce que la raison, avec sa prétendue certitude et son universalité? Qu'est-elle autre chose qu'un être de raison, une vaine idole, que la superstition de la déraison décore d'attributs divins? » Dans les Nuées, il dit :|« La raison est sainte, juste el bonne; mais elle ne peut nous donner que le sentiment de notre igno

rance. »

Cette ignorance est celle de Socrate. Dans le petit écrit intitulé Mémoires socratiques, Hamann commente ainsi les paroles de ce philosophe, confessant son ignorance : « Les mots, dit-il, comme les chiffres, tiennent leur valeur de la place où ils se trouvent; et leur prix, comme celui des monnaies, varie selon les temps et les lieux. » Le mot de Socrate, « Je ne sais rien,» adressé à Criton, avait un tout autre sens que lorsqu'il s'adressait aux sophistes, qui prétendaient tout savoir, et qui étaient les savants de l'époque. « L'ignorance de Socrate, continuet-il, était du sentiment. » Or, entre le sentiment et un théorème, il y a une plus grande différence qu'entre un animal plein de vie et un squelette. Cette ignorance, c'est de la foi. Notre propre existence, l'existence de toutes choses, est l'objet de la foi et non de la démonstration. Ce qu'on croit n'a nul besoin d'être démontré, et réciproquement, il y a telle proposition à laquelle on ne croit pas même après l'avoir prouvée. La foi n'étant pas le produit de la raison, n'a rien à craindre de ses attaques. On croit comme on voit, par cela seul qu'on croit. L'ignorance de Socrate était parfaitement calculée sur l'état de sa nation et de son temps; il voulait ramener ses concitoyens du labyrinthe de la prétendue science des sophistes à une vérité cachée, à une sagesse secrète, au culte du Dieu inconnu.

C'est la mission aussi que s'imposa Hamann. Il se compare au lis de la vallée, qui exhale dans l'obscurité le parfum de la vraie connaissance.

La vraie philosophie, selon lui, a pour objet de nous faire comprendre le sens véritable de la révélation. Il admet, il est vrai, une triple révélation Dieu s'est révélé dans la nature, dans l'homme et dans la Bible. Le livre de la création renferme des exemples d'idées générales que Dieu a voulu faire connaître à la créature par la créature; les livres saints contiennent des articles secrets que Dieu a voulu révéler à l'homme par des hommes. La nature et l'histoire sont les deux grands commentaires de la parole divine; les opinions des philosophes sont des leçons diverses de la nature, et les doctrines des théologiens des variantes de l'Ecriture; mais l'auteur est toujours le meilleur interprète de ses paroles. La parole divine peut seule nous donner l'intelligence de la nature et de l'histoire. Il faut presque autant de sagacité et de divination pour comprendre le passé, que pour lire dans l'avenir. Le passé ne peut s'expliquer que par le présent, et le présent ne peut se comprendre que par la prévision des destinées futures.

I compare la raison à l'aveugle devin de Thèbes prophétisant d'après les signes que lui fait connaître sa fille, et borne toute sa puissance à l'interprétation de la nature et de l'histoire au moyen de la parole de Dieu manifestée dans les révélations; mais cette conviction ne l'empêche pas de donner pleine carrière à sa philosophie, ou, pour mieux dire, à son imagination spéculative, et son enthousiasme l'entraîne volontiers dans les erreurs du pantheisme. Il abonde en passages comme ceux-ci : « Le dogme de l'incarnation est le symbole de l'unité de la nature humaine et de la nature divine.... Tout est divin, et tout ce qui est divin est en même temps humain.... Si l'on considère Dieu comme la cause de tous les effets sur la terre et dans le ciel, chaque cheveu sur notre tête est aussi divin que le béhémoth de la Bible. Tout est divin, et dès lors la question de l'origine du mal n'est plus qu'une dispute de mots, une vaine discussion scolastique.... (OEuvres, t. IV, p. 23.) Tout est plein de Dieu; la voix du cœur, la conscience, c'est l'esprit de Dieu.... Le chrétien seul, qui vit en Dieu, est un homme vivant, un homme éveillé; l'homme naturel est plongé dans le sommeil. Plus cette idée de l'analogie de l'homme avec Dieu est présente à l'esprit, plus nous sommes capables de voir sa bonté dans la créature.... Dieu est le seul véritable objet de nos désirs et de nos idées; tout le reste n'est que phénomène, comme disent les philosophes, sans trop savoir ce qu'ils disent. » H considérait cependant Dieu comme un être personnel, essentiellement individuel, et croyait à la providence la plus spéciale avec une foi vive et sincère.

Le principe de sa philosophie était le principe de l'identité ou de la coincidence des extrémes opposés, qu'il confessait avoir pris au philosophe martyr, Jordan Bruno, le principe de l'unité idéale de toutes les oppositions réelles. « Hamann, dit Jacobi, réunit presque tous les extrêmes; il a toujours poursuivi la solution de toutes les contradictions par la foi. » Le principe de la coïncidence de Bruno, dit-il lui-même, vaut mieux que toute la critique de Kant, à laquelle il reproche de séparer violemment ce que la nature a réuni, et de ne produire que des abstractions vaines. Pourquoi opposer l'entendement à la sensibilité, la raison à l'expérience, qui ont même racine, et tendent à une même fin? Le

principe de la connaissance est, selon lui, identique avec la raison d'être. L'idéalisme et le réalisme ne sont que deux faces d'un même système, ainsi que la nature humaine se compose d'un corps et d'une âme. Il y a de même, dans un sens élevé, identité entre la foi et la raison, entre la raison et l'Ecriture, entre la religion et la philosophie, en tant que la pensée divine se manifeste par l'une et par l'autre.

Il y a du vrai dans les objections de Hamann contre la philosophie de son temps, et en particulier contre l'idéalisme critique; mais ces mêmes objections ont été bien mieux présentées par Jacobi, et les doctrines positives qu'il oppose au rationalisme sont exposées avec trop peu de précision et trop peu motivées pour être discutées sérieusement. C'est ce qui explique pourquoi, malgré sa célébrité posthume et l'originalité de son esprit, la plupart des historiens de la philosophie allemande ne font pas même mention de lui, ou ne le nomment qu'à la suite de Herder et de Jacobi. On ferait cependant un livre très-curieux, en réunissant dans un volume ce que renferment de plus intéressant ses nombreux écrits, et surtout sa correspondance. J. W.

HARDOUIN (Jean) naquit en 1646, à Quimper, où ses parents avaient un commerce de librairie. Ses études terminées, il entra dans la Compagnie de Jésus après deux années d'épreuves et d'examen, professa quelque temps la rhétorique, succéda, en 1685, au P. Garnier, en qualité de bibliothécaire du collége de Clermont, et mourut dans l'exercice de cette fonction, le 3 septembre 1729, à l'âge de quatrevingt-trois ans.

Le P. Hardouin s'était livré, dès sa jeunesse, avec une incroyable passion à l'étude des langues savantes, de l'histoire, de la philosophie, de la numismatique et de la théologie. Son savoir était prodigieux, et son habileté comme critique non moins éminente. Il a laissé des éditions de Thémistius et de Pline le Naturaliste, qui sont de véritables chefs-d'œuvre d'érudition, et une collection des conciles, qui restera, malgré des lacunes regrettables, et bien que surpassée depuis par Mansi, comme un des plus beaux monuments élevés à la science ecclésiastique. Cependant, il faut le dire, ce qui a contribué le plus à perpétuer la mémoire du P. Hardouin, ce ne sont pas les services rendus par ce savant jésuite à la critique et à l'histoire, mais ses étranges hypothèses et son goût du paradoxe, qu'il a poussé jusqu'à l'extravagance. C'est le P. Hardouin qui a découvert, dans sa Chronologie expliquée par les médailles, que l'histoire ancienne a été recomposée entièrement dans le x siècle, à l'aide des ouvrages de Cicéron, de Pline, des Epîtres d'Horace et des Géorgiques, seuls monuments, à son avis, qu'on ait de l'antiquité. Il était persuadé, et il a essayé à diverses reprises d'établir que l'Eneide n'est pas digne de Virgile; que le plan en est défectueux; que la versification y est hérissée d'épithètes mal choisies, de tournures vicieuses, et de solécismes qui seraient impardonnables chez un commençant, et qu'enfin la pensée mère du poëme est odieuse car il tend à glorifier le destin, dont il élève la fatale puissance au-dessus de celle de Vénus, de Junon, de Jupiter lui-même, et de tous les dieux de l'Olympe. Le P. Hardouin se montrait tout aussi sévère à l'égard des Odes d'Horace, sinon qu'il ne les taxait pas, comme l'Eneide, d'im

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