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CHAPITRE XII.

RELATIONS D'ÉGALITÉ.

DEVOIRS DE FRATERNITÉ MORALE Ou d'aide muTUELLE.

Pour réformer entièrement le monde, pour rendre les hommes heureux dès cette vie même, il ne faudrait, au défaut de la charité, que leur donner à tous un amour-propre éclairé qui sût discerner ses vrais intérêts et y tendre par les voies que la droite raison lui découvrirait.» NICOLLE.

Rien n'a été exagéré davantage et par conséquent plus faussé que la notion du devoir de l'homine envers son semblable. Les moralistes ont pensé qu'il fallait demander beaucoup pour obtenir peu; c'est une erreur funeste. Si vous exigez au delà du possible on examinera votre

droit à exiger; de l'examen on passera à la protestation, de la protestation à la révolte. Ainsi ont procédé dans l'histoire toutes les révolutions religieuses ou civiles. Les premiers législateurs du monde sont tous tombés dans cet excès; tous semblent avoir désespéré de la raison humaine; ne faisant appel qu'au sentitiment et à l'imagination, ils ont cru nécessaire d'exalter l'un et l'autre par la promesse de félicités sans terme dans le ciel, prix de sacrifices sans mesure sur la terre. Jésus lui-même, dans ses entretiens avec les disciples, enveloppe de paraboles et de mystérieuses formules des vérités auxquelles le simple bon sens devait acquiescer sans peine. Souvent il s'interrompt pour dire à ceux qui le suivent : « Vous ne sauriez encore me comprendre; vous ne sauriez encore porter ma doctrine. Mais la raison humaine n'a-t-elle fait nul progrès? Le temps a-t-il marché sans rien produire! La justice vraie aurait-elle encore besoin aujourd'hui de tout ce cortége de mystères, de menaces, de promesses et de miracles pour se faire aimer des hommes ? Est-ce présomption de supposer.

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l'esprit humain, dix-huit cents ans après la grande initiation chrétienne, assez éclairé, assez averti par de douloureuses expériences, pour préférer à des préceptes revêtus d'un caractère surnaturel et d'ultra-sainteté, si l'on peut parler ainsi, une morale modérée, toujours praticable, accessible au sens commun et reposant sur une notion de justice* dont nul homme, à moins d'un complet idiotisme, n'est totalement dépourvu?

Le principe du renoncement et du sacrifice, cette merveilleuse soif de douleur, qui au sein

du christianisme immola tant de pieuses victimes, eut sans doute sa nécessité historique

dans la marche du genre humain (3); mais je ne crains pas de le dire, dût-on m'accuser de prêcher une morale facile, molle, intéressée, je crois la justice ("), cette sagesse qui établit l'équilibre entre ce qu'on se doit à soimême et ce qu'on doit à autrui, supérieure, dans l'ensemble de ses résultats, à la vertu de dévouement, pratiquée d'une manière absolue,

Dans les Écritures, l'homme vertueux est toujours appelé le Juste.

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sans discernement ni mesure. La vertu est susceptible d'excès; il n'en est point à craindre pour la sagesse. L'éphémère héroïsme d'une imagination fanatisée est moins dans l'ordre et produit moins de bien que l'exercice soutenu d'une bonté réfléchie. Une morale forcément exceptionnelle, à l'usage du petit nombre des élus, est par cela seul, et malgré l'apparence d'une sublimité plus haute, inférieure à celle qui assume le caractère d'universalité et que tous peuvent et doivent pratiquer sans porter atteinte à la loi de nature. La résignation, le renoncement, qu'est-ce autre chose d'ailleurs que le sacrifice aveugle et funeste à la société des meilleurs aux pires, l'immolation des grandes âmes aux cupidités égoïstes? Quoi de mieux calculé pour perpétuer à jamais le règne des pervers? L'église chrétienne elle-même, si insistante au sacrifice, ordonne de préférer son propre salut au salut d'autrui. Et pour nous qui entendons par salut la liberté de l'âme humaine, n'est-il pas évident que jamais l'œuvre de ce salut ne devra être sacrifiée à un intérêt inférieur, à rien de ce qui est hors de nous? Si la

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nature a voulu que l'instinct de conservation
s'éveillât avant l'instinct d'attrait, ç'a été pour
nous avertir que nos devoirs envers nous-mêmes
avaient la priorité sur nos devoirs envers nos
semblables (5). Mais, de grâce, que l'on m'en-
tende bien ! A qui n'aurait pas lu avec attention
ce que j'ai dit précédemment sur l'essence de
la liberté, il serait facile de se méprendre; c'est
pourquoi je trouve utile de répéter ici que la
liberté, dans le sens philosophique attribué au
mot, est synonyme de vie morale, vie qui est
véritablement le salut de l'homme. Les rela-
tions d'égalité ou de fraternité impliquent donc
à mes yeux les devoirs de l'homme envers
lui-même, transportés à autrui, dans la juste
proportion et sous la réserve établie par le chris-
tianisme eu égard au salut; l'héroïsme tant
admiré, précisément parce qu'il ne saurait ni
s'enseigner ni se prescrire, est une vigueur
exceptionnelle de l'âme, une magnificence de
nature réservée au bien petit nombre. Ne visons
pas
si haut, de peur de retomber trop bas, et
tenons-nous fermement à la justice. Tel sage qui
donne aux hommes le spectacle ennoblissant

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