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n'entre en communication intime, adéquate, qu'avec la créature libre au mème degré que lui, avec l'homme, son égal dans la hiérarchie terrestre, au moyen du langage, expression suprême de la liberté (”).

C'est par lui et avec lui, en vertu de la faculté qu'il a reçue de s'identifier avec tous les sentiments et toutes les pensées et de se transporter par la mémoire et l'imagination à travers l'espace et la durée dans tous les lieux, chez tous les peuples, qu'il arrive à une complète conscience de soi et prend véritablement possession de la vie. Sans le développement collectif de la famille et de la société la nature humaine restait imparfaite, car, non-sculement l'homme isolé n'cût pas inventé cette multitude d'instruments et de machines qui ont centuplé la force et la subtilité de ses organes, non-seulement il n'aurait jamais traversé les mers. dirigé la foudre, calculé la marche des astres, connu le globe et soumis à son usage tous ses produits, mais encore il n'eût pas pénétré dans les secrets de son être; le germe des vertus morales n'eût point été fécondé;

l'excellence et la di

gnité de sa nature ne lui fussent jamais apparues.

De funestes hostilités, il est vrai, des conflits sanglants naissent et se multiplient au sein tumultueux de cette vie collective; le bien particulier s'y trouve souvent en apparent contraste avec le bien de tous; mais la vue de ce mal accidentel ne doit point égarer notre jugement. Il est hors de doute que la société, dans l'ensemble de son organisme, est un tout sympathique soumis aux mêmes lois qui régissent l'individu, et qu'une solidarité, invisible mais réelle, relie entre eux tous les membres du corps social (3), dont nul ne saurait troubler l'harmonie générale (37), sans troubler d'une manière plus ou mois sensible l'harmonie de sa destinée propre ("").

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Nul ne fait souffrir sans ressentir tôt ou tard, médiatement ou immédiatement, le entre-coup de la souffrance qu'il a infligée. Nul ne peut attenter à la liberté d'autrui sans attenter, au dedans de lui-même, au principe de la liberté morale qui ne subsiste pas sans la justice (3); et tous arrivent tour à tour par la lutte et par l'union des forces, par l'action et la

réaction perpétuelle de l'individu sur la masse et de la masse sur l'individu, à la somme de vitalité virtuellement contenue dans la nature humaine et que l'homme isolé n'aurait jamais atteinte. Le devoir de l'homme envers son semiblable, au sein de la vie sociale, est donc identique à son devoir envers lui-même. L'égo.sne bien entendu lui suggère qu'il doit à autrui précisément ce que, dans la dualité de sn propre être, le je doit au moi. Car chaque famille, chaque nation, chaque société poursuit par des moy ns anal gues une fin patile et aspire à la possession d'un bien identique ; l'humanité tout entière n'en connaîtra point d'autre dans la durée des siècles. Qu'imaginer. en effet, pour un être quel qu'il soit, de supé rieur au sentiment parfait de l'existence qui lui est propre! Peut-on supposer, en dehors des croyances s naturelles, pour l'homme ou pour le genre humain, autre chose à conquérir ici-bas que l'intégrité de la vie ;",!

Ainsi done nous sommes autorisés à définir le devoir de l'homme envers son semblable exactement dans les mêmes termes que ses

devoirs envers lui-même. Il lui est enjoint par la loi de son être de respecter et d'accroître, s'il se peut, dans autrui ce qui constitue essentiellement la vie humaine. Nous devons toujours, autant qu'il dépendra de nous, affranchir notre semblable des entraves apportées à l'exercice de ses facultés et à la dignité de son existence, soit par les infirmités de sa nature, soit par des circonstances extérieures défavorables, soit par l'ignorance ou par l'esclavage, soit par la maladie ou la misère, soit par la superstition ou par le vice. Nous devons, dans l'ordre matériel, guider l'aveugle, porter le paralytique, délivrer le prisonnier, vêtir celui qui est nu, nourrir celui que presse la faim, abriter celui qui n'a point d'asile; et, dans l'ordre moral, enrichir le pauvre d'esprit, encourager le faible, ramener celui qui s'égare, rendre par le pardon à qui nous a offensé la liberté intérieure qu'étouffe le remords. Ce devoir se modifie et se règle dans la vie collective suivant la nature des rapports qu'engendre le commerce des hommes entre eux. Il y a supériorité, égalité ou infériorité (je me place ici au point de vue

absolu, indépendant des conditions sociales), selon que l'on entre en relation avec des êtres moins libres, aussi libres ou plus libres que soi, et ces relations diverses impliquent des devoirs divers.

Les rapports de supériorité imposent le devoir d'éducation ou d'initiation; c'est le devoir des parents envers leurs enfants, des maîtres envers leurs disciples, des souverains envers leurs sujets, de tous ceux enfin qui se trouvent placés vis-à-vis d'un certain nombre d'hommes dans des conditions d'autorité et de pouvoir. L'exercice de ce devoir est la plus belle prérogative de l'esprit humain. Répandre autour de soi et communiquer à ses semblables la vie morale ou la liberté, c'est une œuvre quasi divine et dont nul assurément ne se voudrait départir s'il en comprenait bien la sublime grandeur.

Dans les rapports d'égalité ou de fraternité intellectuelle il y a devoir d'aide mutuelle, réciprocité de conseil, de secours, pour s'affranchir des obstacles qui s'opposent au développement de la vie : obstacles matériels, tels

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