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CHAPITRE XXIII.

DE L'ART.

La vertu c'est la poésie en action. ▸
BALLANCHE.

L'industrie et l'art, à tous les degrés de leur développement, ont pour but l'ennoblissement de l'existence. Depuis les industries élémentaires qui, en façonnant la matière brute, ont donné à l'homme des modes de s'abriter, de se vêtir et de se nourrir variés et propres à son espèce, jusqu'au plus complet, au plus délié entre les arts, l'art poétique qui exprime, dans leurs nuances les plus insaisissables, les

passions du cœur et les agitations de l'esprit,

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une sorte de création humaine s'opère, successive et coordonnée, qui, pareillement à la création divine, se dégage progressivement de la nécessité inerte, et arrive de proche en proche, par la perfection de la forme, au mouvement de la pensée, c'est-à-dire à la liberté.

Quand, à la voix d'Erwyn de Steinbach, l'informe bloc de pierre se taille, se range, se combine, monte en piliers, se courbe en arceaux, s'arrondit en dôme, s'enroule en spirales, se découpe en feuilles et en fleurs, élève enfin pardelà les cimes des plus hautes forêts sa végétation symbolique; quand le ciseau de Phidias, guidé par le génie évocateur, sculpte dans le muet ivoire le front radieux et la lèvre éloquente de la Sagesse grecque; quand MichelAnge, saisissant son pinceau à l'heure du tressaillement sacré, fait apparaître sur un pan de mur froid et nu, la figure dominatrice du Verbe éternel, devant laquelle s'inclinent en adoration. les populations subjuguées; quand Mozart, par le rhythme imprévu de quelques sons solennels, jette dans tous les cœurs les effrois du coupable à l'approche de la justice vengeresse; quand

Shakspeare, enfin, fait couler nos larmes sur les douleurs fictives d'Ophélie et de Desdemona qui ne vécurent jamais; certes, on peut bien dire, sans hyperbole, que ces hommes investis d'une puissance supérieure, ont créé, en tirant du morne chaos de la matière, des formes libres, conçues dans leur pensée, d'où elles se répandent et se reproduisent dans la pensée du genre humain tout entier.

C'est un point de vue bien étroit que celui où l'on se place, lorsqu'on demande si l'art agit favorablement ou défavorablement sur la mora

lité d'un peuple, et s'il doit être encouragé ou rejeté par un gouvernement sage. Autant vaudrait mettre en doute s'il est avantageux et séant à l'homme d'user de toutes ses facultés, ou s'il ne lui vaudrait pas mieux borner, amoindrir, comprimer son être pour demeurer ainsi plus voisin de la condition des brutes.

On a dit en donnant aux sens, et même à l'esprit, des jouissances délicates, vous amollissez les caractères et vous rendez trop pénible à l'homme le sacrifice d'une vie que vous parez ainsi de charmes trop captivants; vous énervez

A

les essors héroïques des vertus austères, et vous enlacez de mille liens de fleurs la pensée humaine déjà trop attachée aux régions terrestres. Ne le nions pas, il y a dans l'homme inculte une indifférence pour la vie, une énergie stupide et sauvage, qui produit des actes d'une surprenante audace; cette sorte d'énergie, il est vrai, ne se rencontre plus au même degré chez les peuples dont l'art a développé la sensibilité. Mais c'est qu'alors elle a cessé d'y être nécessaire, et qu'une lutte de moins en moins âpre entre des éléments moins hostiles au sein des

États policés, n'offre plus de champ à ces forces exaspérées, n'exige plus ces sacrifices d'une vertu barbare dont les autels et les rites sanglants des dieux primitifs étaient le signe funèbre à jamais disparu.

Si l'art a ses erreurs et ses défaillances (nulle chose humaine ne s'en voit exempte), il n'en est pas moins d'origine sacrée. Tous les mythes, toutes les histoires nous le montrent inspiré par ce qu'il y a de plus doux à la fois et de plus sublime dans l'âme. Tantôt il rend la Divinité présente au milieu des mortels en lui édifiant des

enceintes et en lui donnant des formes visibles; tantôt il apaise le rugissement des instincts féroces et réunit à sa voix magique les hommes dispersés; tantôt il honore la sépulture des héros ou fixe en traits durables l'image de l'objet aimé; toujours, partout, il excite chez l'homme, par la vue de la beauté, des enthousiasmes sympathiques, qui, momentanément du moins, le rendent meilleur. Il y a une morale rigoureuse comme la logique, une perception abstraite de la vérité qui suffit à certaines âmes pour les porter invinciblement au bien; mais la multitude n'est point accessible à ces convictions sévères. La raison pure ne conduit que le petit nombre. Les sens et l'imagination entraînent la vie de la plupart des hommes; ils agissent bien ou mal, non pas suivant qu'ils pensent, mais suivant qu'ils sont émus.

La religion austère entre toutes, le christianisme, qui s'efforce de substituer à l'amour de l'existence présente le désir ardent d'une existence à venir, a senti la nécessité de prêter à cette vie immatérielle les apparences et les attraits de

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