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bien de la peine à les découvrir. Dès qu'il put sortir seul, un de ses premiers actes d'indépendance fut d'en acquérir pour lui-même, en toute propriété. Un louis d'or de vingt-quatre livres, lentement amassées, était toute sa fortune d'enfant. Il l'échangea contre les œuvres complètes de Florian, et il faut lire dans les souvenirs de son jeune camarade, M. R. Colomb, le récit des sensations délicieuses que leur firent éprouver la lecture d'Estelle, Galatée, Gonzalve, Numa! etc.

En quittant la maison paternelle pour se marier, M. Gagnon le fils avait oublié quelques volumes cachés dans le coin le plus obscur d'une armoire. << Henri les découvrit, dit M. R. Colomb, et me fit part de sa trouvaille. Il y avait-là, en effet, de quoi exciter notre curiosité, fort novice, comme on peut le supposer. Un petit in-12, surtout, nous intéressa vivement, il portait ce titre : Vie, faiblesse et repentir d'une femme. L'auteur anonyme s'etait proposé d'offrir le tableau des malheurs, et des crimes même, auxquels une première faute peut entraîner: rien de plus saisissant que cette effrayante peinture, dont les vives couleurs laissèrent une profonde impression dans nos jeunes têtes. »

Ses goûts littéraires étaient déjà si vifs qu'à dix ans, il fit en cachette une comédie en prose, ou du moins un premier acte. « Je travaillais peu, nous dit-il, parce que j'attendais le moment du génie; c'est-à-dire cet état d'exaltation qui, alors, me pre

nait peut-être deux fois par mois. Ce travail était un grand secret; mes compositions m'ont toujours inspiré la même pudeur que mes amours. Rien ne m'eût été plus pénible que d'en entendre parler. Ce fut, je crois, des œuvres de Florian que je tirais ma première comédie, intitulée Pikla. »

Cette obligation de se cacher pour satisfaire des goûts très-avouables est de nature à expliquer les fâcheux résultats qu'exerça sur le caractère ardent d'Henri Beyle le système d'éducation suivi par ses parents.

Son penchant littéraire, son amour des livres le mettaient en opposition continuelle avec les habitudes et les croyances de sa famille.

Cette compression si forte, si absolue, appliquée avec une extrême sévérité et une inflexible persistance, préparait une explosion violente pour le moment où son action cesserait. D'autre part, cette lutte de tous les instants entre les désirs du jeune homme les plus naturels à son âge et les volontés inintelligentes de ses parents, refoula bientôt les premiers élans de sa jeune franchise. La défiance devint insensiblement une habitude de son esprit et jamais il n'a pu s'en débarrasser complètement; la crainte d'être trompé, la peur d'être dupe, venait trop souvent se mettre en tiers dans ses relations les plus intimes et leur enlevait ce qu'elles ont de plus doux, la confiance poussée jusqu'à l'abandon.

Cependant son imagination était restée fraîche et sa nature tendre s'ouvrait, avec bonheur, aux émotions douces : « Nous passions, dit-il, les soirées d'été, de sept à neuf heures et demie, sur la terrasse de mon grand-père. Cette terrasse, formée par l'épaisseur d'un mur nommé Sarazin, mur qui avait quinze ou dix-huit pieds de largeur, avait une vue magnifique sur la montagne de Sassenage. Là, le soleil se couchait, en hiver, sur le rocher de Voreppe. Mon grand-père fit beaucoup de dépenses pour cette terrasse, qu'il fit garnir de caisses de châtaigniers, dans lesquelles on cultivait un nombre infini de fleurs odorantes. Tout était joli et gracieux sur cette terrasse, théâtre de mes principaux plaisirs pendant dix ans1. >>

Avant de s'émanciper en suivant les cours de l'École centrale et malgré les plaisirs solitaires qu'il trouvait à voir coucher le soleil sur les belles montagnes du Dauphiné, Henri Beyle eut donc, de six à seize ans, une enfance pénible, isolée et chagrine.

Les habitudes d'esprit que nous avons déduit de cette éducation inintelligente en sont des conséquences naturelles, presque nécessaires, car le caractère procède presque toujours des circonstances et du milieu où se sont écoulées nos premières années.

1

De 1789 à 1799, c'est-à-dire de six à seize ans.

II.

Nous connaissons déjà la famille de Beyle, la race et le pays auxquels il croyait appartenir, nous savons son tempérament ardent, sanguin, fougueux et sensible. Il ne sera peut-être pas inutile de citer ici un passage d'une étude faite, plus tard, par lui-même, sur le caractère Dauphinois.

« Le Dauphinois, dit-il, a une manière de sentir à soi, vive, opiniâtre, raisonneuse, que je n'ai rencontrée dans aucun pays. A Valence, sur le Rhône, la nature provençale finit; la nature bourguignonne commence à Valence, et fait place, entre Dijon et Troyes, à la nature parisienne, polie, spirituelle, sans profondeur; en un mot, songeant beaucoup aux autres.

La nature dauphinoise a une tenacité, une profondeur, un esprit, une finesse, que l'on chercherait en vain dans la civilisation provençale et dans la bourguignonne, ses voisines. Là où le provençal s'exhale en injures atroces, le dauphinois réfléchit et s'entretient avec son cœur.

Tout le monde sait que le Dauphiné a été un état séparé de la France, et à demi-italien, par sa politique, jusqu'à l'an 1349. Ensuite, Louis XI, dauphin, brouillé avec son père, administra ce pays pendant plusieurs années; et je croirais assez que

c'est ce génie profond et profondément timide, et ennemi des premiers mouvements, qui a donné son empreinte au caractère dauphinois. >>

Bien que Henri Beyle ait de bonne heure quitté Grenoble, il a pu garder quelque chose du sol natal, ne fût-ce qu'une lointaine influence.

III.

C'est à l'âge de quatorze ans, en 1797, je pense, que cessa l'isolement dans lequel le jeune Beyle avait vécu ses premières années.

L'institution à Grenoble d'une École centrale, fondée en 1795 par une loi de la Convention et, en grande partie, d'après le plan de M. Destutt-Tracy, vint apporter une heureuse modification dans le régime et l'éducation solitaire du jeune Beyle. La mode vint alors de l'enseignement public et, malgré leur répugnance pour les bienfaits de la Révolution, les parents d'Henri finirent par s'y soumettre à leur tour. Ses précepteurs furent remerciés. Il entra à l'école ; et ce fut pour lui une demi-émancipation.

« Tout m'étonnait, écrit-il, dans cette liberté tant souhaitée, et à laquelle j'arrivais enfin. Les charmes que j'y trouvais n'étaient cependant pas ceux que j'avais rêvés; ces compagnons, si gais, si aimables, si nobles, que je m'étais figurés, je ne les trouvais

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