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XIII.

Avant de fermer ce chapitre qui doit faire connaître les goûts, les opinions et le caractère d'Henri Beyle, il est indispensable d'indiquer encore son indépendance d'esprit, son amour de la conversation et du monde, ses opinions sur les femmes italiennes. comparées aux femmes françaises, et les jugements qu'il porte sur la société de son temps dans ces deux pays.

Dès maintenant le lecteur a pu se faire une idée de cette Correspondance si curieuse dont nous avons cité quelques extraits. Il peut déjà deviner combien ces lettres, écrites pour l'intimité, renferment d'idées justes, d'observations fines, de libres jugements sur les arts, les mœurs et les hommes. Nous aurons encore à citer quelques pages relatives à la vie italienne, opposée à la vie française: mais il faudrait lire en entier ces deux volumes de lettres qui, par le tour et par le fond, par le piquant de la forme et de la pensée, sont aussi curieuses, aussi variées

les œuvres d'Art qui sont le charme de la vie. Il se disait sans doute, avec Pascal, que si belle qu'eût été la comédie, le dernier acte en est sanglant. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. Il eut la mort qu'il désirait, une mort d'épicurien, soudaine et sans réflexion.

que celles du président de Brosses, à qui d'ailleurs Stendhal ressemble par bien des côtés 1.

Ce sont deux esprits fins, spirituels et originaux ; critiques pénétrants de la société et des arts. Ce sont deux agréables guides, de charmants compagnons pour un voyage en Italie. Ils content vivement et l'on trouve parfois bien de la profondeur sous leurs plaisanteries. Ils unissent tous deux la sensibilité italienne à la malice gauloise et à l'ironie française. Hommes d'un goût simple et délicat, parfois élevé et pur, ils ont le sentiment de la beauté antique, bien qu'ils soient plus volontiers amoureux de la grâce. Ils com

Mieux que Duclos, de Brosses décrit les mœurs italiennes par des tableaux, des anecdotes où il se met en scène avec ses amis. Sa peinture de Venise et de Rome est charmante. Stendhal, qui prétendait un peu avoir découvert l'Italie et qui regardait à la loupe les intrigues amoureuses de la société, n'a pas plus finement remarqué que de Brosses, la différence de la galanterie italienne avec la galanterie française, ni mieux dépeint le sigisbé. Sur les gouvernements d'Italie, l'administration, les finances, l'état des villes et des campagnes, le jeune conseiller a des vues fort sensées, et profondes parfois, qui s'échappent d'un air de plaisanterie, et qui font sourire et penser. Après cet enjouement, le trait le plus saillant de son esprit, c'est qu'il comprend tout et s'intéresse à tout... En matière de beaux-arts, il n'affecte ni le ton ni l'air d'un homme du métier. Il analyse ce qu'il sent, et comme il sent avec feu, il trouve pour exprimer son goût des formes vives et pittoresques. D'ailleurs il aime l'Art sous toutes ses formes: la musique, la peinture, la statuaire, la danse, l'architecture, les fontaines, les jardins. Il préfère même l'art à la nature et n'a pas senti la campagne romaine comme Stendhal ou Chateaubriand.

V. H. Rigault. Œuvres complètes. T. IV.

prennent et même jusqu'à certain point, ils admirent Michel-Ange, malgré sa musculature énorme et sa férocité; mais ils préfèrent Raphaël et adorent tous deux le Corrége, c'est-à-dire la grâce, la gentillesse et le charme divin de la jeunesse dans la fraîcheur. A cet amour de l'art ils joignent le goût du monde où ils portent un esprit d'observation qui les rend aussi bons moralistes qu'aimables conteurs 1. Un autre point commun est leur indépendance. Ils ne prennent jamais le mot d'ordre de personne. Ils ne songent pas non plus à bien écrire; mais seulement à dire à leurs amis et à peindre pour eux, d'un ton vif et clair, ce qu'ils voient, ce qu'ils pensent et ce qu'ils sentent.

A prendre l'ensemble de leur vie, tous deux enfin, avec un esprit prodigieux, et des parties de génie ne

1 Dans son Voyage en Italie, M. Taine qui est et veut être un artiste, ne s'inquiète guère des tableaux de mœurs et dédaigne volontiers les personnages qui gâtent le paysage. M. Taine, peut-être par amour pour Stendhal, semble s'être attaché à donner raison à cette parole de l'auteur - très-italien de Rouge et Noir: « Je serai peut-être le dernier voyageur en Italie. Les autres pourront voir les monuments. J'aurai vu et étudié les hommes. »

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M. Taine aime beaucoup Stendhal. Pourquoi n'a-t-il pas pris modèle sur les Mémoires d'un Touriste, un livre intime où, en dépit de son dédaigneux dilettantisme, Beyle se laisse aller souvent jusqu'aux confidences toutes personnelles et aussi jusqu'à l'indignation civique? Que de pages à relire, à méditer dans ce volume! Que d'aperçus d'une justesse navrante et prophétique! C'est une des lectures les plus curieuses qu'on puisse faire assurément.

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sont pas connus aussi généralement qu'ils devraient l'être. La comparaison de Stendhal à de Brosses est si naturelle qu'on peut appliquer au premier ce qui a été dit de l'autre : « Partagés jusqu'à la fin entre des fonctions graves et le goût des lettres, dispersés avec originalité dans des études diverses, ils n'ont jamais donné à aucun de leurs ouvrages ce feu continu, cette fusion égale, ce poli qui fait l'éclat; avec des idées de tout genre, des vues vastes, des saillies pénétrantes, et une masse de connaissances précises, ils n'ont jamais eu la mise en œuvre et la mise en valeur, ce soin de la forme et de l'achèvement par où le talent s'accommode avec bonheur au goût de la société présente, et la ravit ou la domine en s'en approchant. » — Changez quelques épithètes: ces fonctions graves du président en fonctions ennuyeuses du Consul; et voyez si ce jugement d'ensemble sur de Brosses n'est pas aussi exactement vrai d'Henri Beyle.

XIV.

Esprit indépendant, hostile aux préjugés, aux conventions funestes à la liberté d'examen, Stendhal aime l'Italie comme étant le pays des passions énergiques et des sensations individuelles où l'on ne s'occupe pas du voisin. Il taquine la France, pays de vanité, où l'on craint de penser et d'agir par soi-même.

Il attaque souvent et fort utilement cette servitude à l'opinion aussi nuisible aux arts qu'à la liberté, car elle étouffe l'initiative, enlève toute énergie, abaisse les caractères, et détruit dans leur germe les qualités viriles qui font les artistes et les citoyens.

Sous ce rapport, Stendhal, qui n'est pas un modèle dans sa conduite, peut rendre cependant un immense service en ce sens qu'il excite notre initiative et qu'il apprend l'indépendance. Diderot disait que le premier pas vers la philosophie, c'est l'incrédulité. On pourrait dire que le premier pas vers la vie publique, le chemin qui conduit à la liberté politique, c'est le dédain de l'opinion commune, le mépris des préjugés vulgaires et la liberté d'examen.

La lecture de Stendhal inspire le courage de dire ce qu'on pense et d'agir ensuite comme on pense, sans faire attention au voisin et se moquant du qu'en dira-t-on. Stendhal, je le répète, est loin d'être un modèle en tout, et pourtant c'est un maître de liberté, Sous ce rapport il espérait beaucoup de notre génération, tandis qu'au contraire il jugeait ses contemporains avec beaucoup de sévérité. A la fin de sa vie, en 1840, il admirait le goût pour l'étude et la volonté passionnée de connaître le fond des choses. qui commençaient alors à distinguer les jeunes gens. Cette virile curiosité lui plaisait. Il en tirait d'heureux augures pour nos libertés philosophiques et politiques. Et c'est pourquoi sans doute il espérait trouver

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