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la gloire que d'analyser ses plaisirs? Est-ce qu'on blâme Tibulle ou Properce d'avoir conquis une gloire immortelle en chantant, avec grâce, leurs amours éphémères. Entre les poëtes érotiques qui nous émeuvent un instant par l'aimable tableau de leurs maitresses, et ce philosophe de l'amour qui pose les fondements d'une science nouvelle: admirable dans ses premières ébauches comme dans ses conséquences possibles, je n'hésite pas ; mon choix est au dernier.

Je m'instruis avec Stendhal et j'admire, non sans quelques réserves, l'émule de La Rochefoucault, le profond physiologiste du cœur.

II.

Son Art dans le choix et la direction de sa Vie.

Cette constante préoccupation de donner à sa Vie l'emploi le plus utile et le plus agréable, et à soimême la plus grande somme de bonheur possible, devait le conduire à rechercher les plaisirs élevés et sensibles de l'amour.

Habile dans les relations mondaines à dissimuler sa tendresse, il prêchait volontiers l'amour-goût; mais il était capable aussi d'amour passionné. Ses biographes en citent des exemples sur lesquels nous reviendrons.

Son amour n'est pas d'habitude platonique; mais l'amour platonique est-il donc, après tout, un idéal bien sain? H. Beyle était un homme complet, non un jésuite; il avait des sens souvent impérieux; mais son amour, relevé par un sentiment vif, embelli par son esprit aimable, était difficile dans ses choix. Beyle ne séparait pas son estime de ses goûts. Le sentiment dont il était capable se distingue donc du caprice et de la sensation. On peut trouver qu'il reste encore mêlé de «< grossièreté sensible » 1. Pour des anges

ou des professeurs de philosophie spiritualiste c'est possible; mais je doute que les belles italiennes les préfèrent à Stendhal qui les aimait à sa manière : ce qui prouve apparemment qu'elles n'étaient pas blessées d'être aimées ainsi. Il y a temps pour tout d'ailleurs. Un peu de mysticisme ne nuit pas à l'amour. Dante adorait sa dame, Pétrarque adorait Laure, mais j'imagine que leurs maîtresses moins idéales, à la rencontre, n'y perdaient rien.

Considérant l'existence comme un voyage que l'on peut rendre agréable ou bien subir avec ennui, Stendhal a toujours et partout cherché, par un art exquis, à grouper dans sa vie, un choix de fleurs et de sensations agréables.

Il aimait les situations où elles pouvaient naître d'elles-mêmes, sans efforts et à l'improviste, car il

1 M. Caro.

adorait l'imprévu. L'habitude monotone lui donnait la nausée. Il détestait la routine banale de la petite vie de province. Les idées croupissantes des petits bourgeois, les convictions irraisonnées des dévots, les mesquins sentiments des canuts le dégoûtaient plus qu'on ne peut dire. Ses jugements sévères sur ces hommes et sur ces choses lui étaient dictés par l'odieux souvenir de l'ennui qu'il en avait subi. Il partageait l'avis de ces docteurs en médecine qui autorisèrent le duc de Lauraguais à poursuivre au criminel un ennuyeux pour tentative d'homicide. Il pensait, avec Sterne, que les pires coquins sont les sots qui nous dérobent à la fois notre temps et notre patience.

Volontiers prodigue de tout, excepté de son attention, il ne reconnaissait dans le monde que deux espèces de gens: ceux avec qui il s'amusait, et ceux auprès desquels il s'ennuyait. « Faire le moindre sacrifice, se donner la moindre peine pour se concilier l'estime ou l'affection des derniers, c'était s'exposer à des relations qui lui étaient insupportables. » L'esprit indépendant ou, si l'on veut, vagabond, de Beyle, se refusait à toute contrainte. Tout ce qui gênait sa liberté lui était odieux, et je ne sais pas trop, dit son ami M. Mérimée, s'il faisait une distinction bien nette entre un ennuyeux et un méchant homme.

Sa curiosité constante de connaître tous les mystères du cœur humain l'attirait même parfois auprès des gens pour lesquels il avait peu d'estime. «< Mais,

disait-il, au moins avec eux il y a quelque chose à apprendre. » D'ailleurs son esprit fier, loyal, incapable d'une bassesse, l'éloignait de pareille compagnie, dès qu'il s'y rencontrait quelque avantage autre qu'une satisfaction de curiosité 1.

Ami de la franchise, ennemi irréconciliable du mensonge (ne jamais pardonner un mensonge était une de ses maximes); la bigoterie morale était une autre source d'ennui pour lui; l'hypocrisie religieuse le faisait bondir ou bailler. Jamais il ne put croire qu'un dévot fut sincère. « Je pense, dit à ce sujet son ami M. Mérimée, que le long séjour qu'il avait fait en Italie n'avait pas peu contribué à donner à son esprit cette tournure irréligieuse et agressive qui se montre dans tous ses ouvrages et qu'on lui a si vivement reprochée. »

Pour conserver la foi et l'appétit, pour aimer la cuisine il est bon de ne pas la voir faire, et Stendhal, à Rome, connaissait très-à-fond tous les cuisiniers du Conclave.

Affable et complaisant avec ses égaux, il ne pouvait souffrir aucune morgue ni aucune contrainte. Il voulait déployer, à son aise, sa liberté, dans un milieu où elle parut aimable. Voilà pourquoi il aimait l'Italie et Paris, Paris surtout, l'heureux asile de la charmante indépendance, Paris, la ville du monde où la société

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est la plus tolérante, la plus libérale, la plus ouverte à l'esprit, la plus sensible au mérite personnel, Paris où il n'est pas besoin de rechercher la solitude pour y garder sa liberté, Paris enfin, qui sait estimer les gens d'esprit à leur valeur et les comprend, les devine à demi-mot, tant son empressement envers eux est attentif et sympathique. Stendhal le savait bien lui, le brillant causeur, estimé des meilleurs salons, lui qui reconnaissait que « l'esprit et le génie perdent vingt-cinq pour cent de leur valeur en abordant en Angleterre. »

Et la province donc, où l'esprit est une non-valeur et où l'homme indévot et romanesque est suspect au bout de trois mois : pensez-vous que, par les contraires, elle n'ait pas rendu notre ami Stendhal amoureux de Paris, amoureux fou!

Ainsi, disent ses bons critiques, il aimait la licence, heureux de la cacher « dans le sein de la capitale, dans la forêt touffue de la grande Babylone moderne. » Ainsi, les conventions sociales les plus respectables et la morale sacrée, lui pesant comme ennuyeuses, il nie ces préjugés vulgaires, pour se mettre à l'aise, et se laisser vivre suivant sa nature égoïste, ses réflexions épicuriennes, ses calculs personnels et ses instincts. Ainsi, il se fait à lui-même une morale facile, composée des devoirs qu'il aime et repoussant ceux qu'il n'aime pas. C'est un homme immoral que votre Henri Beyle.

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