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la grâce1, et qu'Arnauld, dans un moment d'humeur, porta ce jugement qui, à ses yeux, est presque un anathème, à savoir, que Descartes est plein de pélagianisme 2. Mais la postérité, qui n'est pas japséniste, adresse à Descartes le reproche opposé; elle l'accuse de n'avoir pas fait une assez grande place à la volonté, de ne l'avoir pas assez dégagée et analysée, de ne l'avoir pas mise assez en relief et sur le premier plan dans la Méthode et les Méditations, aussi bien que la pensée et la raison; car la liberté, encore mieux connue, lui eût attesté plus énergiquement la personnalité humaine, et par là eût mis d'avance une barrière insurmontable au système de Spinoza ".

Enfin, pour épuiser l'énumération des causes au moins occasionnelles du spinosisme dans Descartes, n'oublions pas qu'il a chancelé sur la vraie définition de la substance, et que, plus d'une fois, il a eu l'air de ne reconnaître pour substances que celles qui sont par elles-mêmes. Troisième Méditation: « . . . . une substance, ou bien une chose qui de soi est capable d'exister....

XCIX du tome I, ancienne édition: « ....

>> Lettre

L'un des

attributs de chaque substance, quelle qu'elle soit, est

1

Voyez Baillet, Vie de Descartes, liv. VIII, ch. vitt, p. 514.

2 Arnauld, OEuvres complètes, t. I, p. 670: « Je trouve encore bien étrange que le bon religieux prenne M. Descartes pour un homme fort éclairé dans les choses de la religion, au lieu que ses lettres sont pleines de pélagianisme, et que, hors les points dont il s'étoit persuadé par sa philosophie, comme est l'existence de Dieu et l'immortalité de l'àme, tout ce qu'on peut dire de lui de plus avantageux est qu'il a toujours paru ètre soumis à l'Église.

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On peut voir cette remarque développée dans la 11° leçon du t. II de la seconde série de nos cours.

Voyez notre édition de Descartes, t. I. p. 279.

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qu'elle subsiste par elle-même. » Dans ce cas, s'il n'y a de substance que celle qui existe et subsiste par soi-même, il s'ensuit qu'il n'y a qu'une seule substance, Dieu. Le spinozisme venait tout d'abord au bout de cette définition. Aussi Descartes, comme pour venger d'avance sa mémoire et absoudre sa philosophie s'explique une fois pour toutes sur ce point et déclare que si, à la rigueur, la définition de la substance ne s'applique qu'à Dieu, il n'est pas moins très-raisonnable d'appeler aussi substances des choses créées, douées de qualités ou d'attributs, et qui n'ont besoin pour subsister que du concours ordinaire de Dieu. Principes de philosophie, Ier partie, $51: « Lorsque nous concevons la substance, nous concevons seulement une chose qui existe en telle façon qu'elle n'a besoin que de soi-même pour exister. En quoi il peut y avoir de l'obscurité touchant l'explication de ce mot n'avoir besoin que de soi-même; car, મૈં proprement parler, il n'y a que Dieu qui soit tel, et il n'y a aucune chose créée qui puisse exister un seul moment sans être soutenue et conservée par sa puissance. C'est pourquoi on a raison, dans l'école, de dire que le nom de substance n'est pas univoque au regard de Dieu et des créatures, c'est-à-dire qu'il n'y a aucune signification de ce mot que nous concevions distinctement, laquelle convienne en même sens à lui et à elles; mais, parce que, entre les choses créées, quelques-unes sont de telle nature, qu'elles ne peuvent exister sans quelques autres, nous les distinguons d'avec celles qui n'ont besoin que du concours ordinaire de Dieu, en nommant celles-ci des Voyez notre édition de Descartes, t III, p. 95.

substances, et celles-là des qualités ou des attributs de ces substances. >>

'Mais on peut dire aujourd'hui toute la vérité : ce n'est pas tel ou tel principe cartésien, c'est l'esprit même du XVIIe siècle, qui, après avoir produit le cartésianisme, l'entraînait à la fois vers le spinozisme et vers le mysticisme. Le XVIIe siècle est en effet comme imbu de l'idée de la toute-puissance divine et du néant des créatures; il étouffe notre liberté sous l'action de la grâce, et finit par ne reconnaître qu'un seul acteur véritable sur la scène de ce monde, une seule cause, un seul être, Dieu1. Là est l'unité de la philosophie de ce siècle, comme l'unité de la philosophie du siècle suivant est dans l'affaiblissement de l'idée de Dieu, et dans un sentiment des forces de l'homme qui aboutit à une sorte d'apothéose de l'humanité. Il appartient à la philosophie de notre temps, éclairée par les abus inévitables de tout principe extrême, de modérer et de concilier ces deux grandes philosophies, de maintenir, en les tempérant l'une par l'autre, l'idée toujours présente de la grandeur de Dieu et la vive conscience de la liberté. et de la personnalité humaine. C'est dans ce balancement des contraires, dans cet équilibre de la raison, qu'est la seule unité où puisse aspirer notre siècle, après les éclatants naufrages de tant de systèmes exclusifs, après tant d'admirables élans si tristement terminés. Le XVIIe et le XVIIIe siècle composent en quelque sorte l'enfance héroïque de la philosophie moderne. Elle est aujourd'hui parvenue à l'âge mûr. Le temps des courses aventureuses

1

Voyez 2o série, t. II, leg. 14 et 12o, notre ouvrage Des Pensées de Pascal, avant-propos, p. 46, et les dernières pages de Jacqueline Pascal.

dans le champ illimité des hypothèses est passé. Nous n'avons plus cette heureuse ignorance de l'histoire, ni cette audace généreuse, qui expliquent et honorent les égarements de nos devanciers. Quand on n'est ni Descartes ni Malebranche, ni leurs célèbres antagonistes du dernier siècle, on n'a pas le droit de tenter l'impossible. Il faut se réduire au sens commun : c'est encore un assez bel avantage.

FIN.

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