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Tel est le jugement que nous arrachent irrésistiblement les Dialogues: il est bien différent de celui que nous avions porté de l'Amphithéâtre. Ce sont, en effet, deux ouvrages qui paraissent difficiles à concilier. Ici, pas un mot qui ne respire une orthodoxie sévère, et même le dévouement à l'Église; là, au contraire, les protestations mêmes de déférence trahissent une ironie manifeste. L'Amphithéâtre glorifie la Providence; les Dialogues sont bien près de confondre Dieu et le monde, non pas en montrant Dieu partout dans le monde, mais en faisant du monde un être éternel, vivant de sa propre vie, un dieu. L'Amphithéâtre parle souvent de volonté et de liberté, de mérite et de démérite ; les Dialogues rapportent toutes les actions au tempérament et au climat. Le premier de ces écrits renfermait déjà quelques principes équivoques, le second abonde en maximes corrompues. Sans doute ces différences couvrent, nous l'avons fait voir, une même doctrine métaphysique, la théodicée d'Aristote, encore mutilée par Averroës et réduite à un seul principe incapable d'atteindre les plus intimes attributs de la Divinité et d'expliquer les vrais rapports de l'univers et de Dieu; mais, dans l'Amphithéâtre, cette doctrine imparfaite, dominée et contenue par la foi chrétienne, n'a presque porté aucune mauvaise conséquence, tandis que dans les Dialogues toutes les barrières, tous les voiles sont levés, et la funeste doctrine se montre au grand jour tout entière. En un mot, les deux ouvrages sont évidemment du même auteur, qui tantôt a mis un masque, et tantôt paraît à visage découvert.

C'est parce que Vanini a ces deux aspects différents qu'il

a été jugé différemment, selon qu'on l'a considéré sous l'une ou sous l'autre de ces deux faces. Il faut une bien grande sagacité pour apercevoir l'athéisme dans l'Amphithéâtre, et il en faut bien peu pour ne pas le voir dans les Dialoques. Il n'y a guère que l'extrême apologiste et l'extrême adversaire de Vanini, Arpe1 et Durand 2, qui le déclarent partout également coupable ou également innocent. Durand tire l'athéisme de Vanini de la définition même de Dieu, dans le premier et dans le second chapitre de l'Amphithéâtre; mais il faut convenir qu'il n'est pas difficile en fait d'athéisme. Que voulez-vous demander à un critique qui n'entend pas même ce qu'il critique, et fait des remarques de cette force 3: « Dieu est à lui-même son commencement et sa fin. C'est là un petit galimatias qui ne signifie rien. » Il est hors de tout sans être exclu. Autre jeu de mots. »- « Il est bon sans qualité. La bonté de Dieu est spirituelle et morale; notre impie n'y pense pas avec sa qualité, etc. » De son côté, Arpe s'écrie: <«< Vanini a-t-il ignoré Dieu ? Qu'on lise, qu'on relise, qu'on lise jusqu'au bout ses écrits; si quelqu'un peut prouver que Vanini a ignoré Dieu, je donnerai à celui-là le nom de sorcier. » Et pour prouver que Vanini n'a pas ignoré Dieu, Arpe cite tout au long cette même définition de Dieu, où Durand voit à plein l'athéisme. La foule des dissertateurs qui prennent parti pour ou contre Vanini,

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Apologia pro Jul. Cæsare Vanino Napolitano. Cosmopoli, 1712, in-8°.
La vie et les sentiments de Lucilio Vanini. Rotterdam, 1717, in-12.
Vie de Vanini, p. 85.

Apol., p. 41: « An ignoravit Deum? Legat, cui tempus est, relegat et perlegat scripta; si deum ignorasse probaverit, cum divinum credam. »>

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Auteurs qui se prononcent pour l'athéisme de Vanini :

Samuel Parker: Disputationes de Deo et Providentia divina, etc.... Lon

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le condamnent ou l'excusent sur l'Amphithéâtre ou sur les Dialogues. Les plus célèbres historiens de la philosophie, embarrassés dans ce conflit et devant des apparences si contraires, ne savent quel parti prendre. Le savant et judicieux Brucker déclare qu'il est difficile de décider entre les adversaires et les apologistes de Vanini ; il se plaint que ses ouvrages cachent plus qu'ils ne montrent sa vraie pensée; et après avoir sévèrement relevé sa vanité, sa légèreté, son extravagance, ces réserves faites, il l'absout de l'accusation d'athéisme 2. Tiedeman 3, qui d'ailleurs traite aussi fort mal Vanini, ne peut trouver certainement l'athéisme dans ses écrits. Buhle est de cet avis quant à l'Amphithéâtre; mais il avoue que les Dialogues sont

dini, 1678, in-4°, Disput. II, sect. 28, p. 194 seqq. Parker s'attache particulièrement aux Dialogues.-G. Daniel Morhof. Polyhist., 1. I, cap. VIII, excuse l'Amphithéâtre et condamne les Dialogues. Jenkinus Thomasius : Historia Atheismi. Basileæ, 1709, in-12, p. 66 seqq. -- J. M. Schramm: De vita et scriptis famosi athei Julii Cæsaris Vanini tractatus singularis, in quo, etc... a Johanne Mauritio Schrammio. Custrini, 1709, in-4°; sec. edit., Custrini, 1715, in-12. Buddée Theses theologica de atheismo et superstitione... Lugduni Batavorum, 1767, in-4°, cap. 1, p. 72 seqq. condamne à la fois l'Amphithéâtre et les Dialogues. La Croze Entretiens

sur divers sujets d'histoire, p. 337 seqq.

Auteurs qui se prononcent contre l'athéisme de Vanini :

J. Philipp. Olearius: De vita et fatis Julii Cæsaris Vanini, Dissertatio prior. Ienæ, 1708, 24 pages in-4°. Dissertatio posterior de Vanini scriptis et opinionibus. Ienæ, 1708, 24 pages in-8°. Le jugement se trouve exprimé à la page 16 de la deuxième dissertation. Chr. Thomasius: Not. ad Puffendorf de sede Rom., p. 287. Reimann: Historia atheismi, sect. 3, chap. IV, p. 369 seqq.; voyez aussi : Cat. crit. Bibl. suæ, tom. I, p. 989. Heumann: Act. phil., t. I, p. 600.

Tome V, p. 680 seqq.

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2 Ibid, p. 682: « Unde eum hoc quidem sensu ab atheismi culpa liberari facile concedimus. »

3 Tome V, p. 480 : « den Atheimus hat man aus seinen Schriften ihm nicht erwiesen... »

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Histoire de la Philosophie moderne, t. II, p. 870 seqq.

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très-suspects, et en somme il ne conclut pas. Fülleborn 1 ne se prononce pas avec plus de précision. Enfin, le dernier historien de la philosophie, Rixner, soutient que « ni dans l'un ni dans l'autre des deux écrits de Vanini, on ne trouve aucune preuve d'un complet athéisme » ; il est vrai qu'il s'appuie surtout sur le premier chapitre de l'Amphithéâtre, et qu'il glisse sur les Dialogues. Le titre si mal sonnant de ce dernier ouvrage, n'est point à ses yeux une preuve suffisante. Sa conclusion est que « l'accusation intentée à Vanini est sur tous les points mal fondée », et il cite un bon nombre de passages de l'Amphithéâtre et des Dialogues où, dit-il, il n'y a qu'un mauvais vouloir qui puisse découvrir l'athéisme'. »

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Pour nous, sans mauvais vouloir, mais aussi sans aveuglement volontaire, après avoir soutenu que Vanini n'est pas athée dans l'Amphithéatre, nous ne craignons pas de reconnaître qu'il l'est à peu près dans les Dialogues, et que c'est dans les Dialogues qu'il faut chercher sa vraie pensée, comme il le déclare lui-même. »

Résumons-nous sur Vanini. C'est un homme du XVIe siècle en révolte contre les dominations de ce temps, poussant le mépris et l'horreur des superstitions malfaisantes jusqu'à l'impatience de toute règle et de tout frein, tour à tour audacieux et pusillanime, circonspect et dissimulé jusqu'à l'apparence de l'hypocrisie, puis tout

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3 Ibid. « Die Anklage des Atheismus... war also uberaus schwach gegründet.

Ibid. «... nur ein boser wille den Atheismus wittern kann. »

Dial., p. 428.

à coup faisant montre de ses pensées les plus secrètes jusqu'à la plus extrême licence; tantôt comme accablé par le sentiment pénible de l'oppression et de la misère dans laquelle il vit, tantôt insouciant et frivole, prodigue à la fois de louanges et de sarcasmes. C'est le Lucien du XVIe siècle : il en a l'esprit, l'érudition légère, la mordante parole et trop souvent le cynisme. S'il fût venu un peu plus tard, moins persécuté, moins exaspéré par conséquent, il eût porté d'autres sentiments sous une doctrine semblable; il eût fait partie de la discrète école de Gassendi, de Lamothe-le-Vayer, de Sorbière, et de la société des libres penseurs et des joyeux convives du Temple; il serait mort doucement, comme l'abbé de Chaulieu, en possession de quelque bénéfice, entre Laure et Isabelle. Au début du XVIIe siècle, entre le bûcher de Bruno et le cachot de Campanella, sous une insupportable tyrannie, il passa sa vie dans une agitation perpétuelle, errant sans cesse d'excès en excès, cachant mal l'impiété sous l'hypocrisie, et il finit par périr misérablement à la fleur de l'âge.

Après avoir analysé ses ouvrages, suivons-le dans les tragiques aventures où l'infortuné a laissé sa vie. Nous connaissons et sa doctrine et son caractère; nous ne serous donc dupe d'aucune apparence, et nous n'aurons pas besoin de le croire chrétien sincère et adorateur de Dieu, pour couvrir d'opprobre la sentence exécrable qui pèse sur la mémoire du parlement de Toulouse.

Vanini avait à peine trente ans, en 1616, lorsqu'il publia les Dialogues 1. Quelque temps après, il quitta Paris, Dial., p. 493. « Alex. Vix trigesimum nunc attigis annum. »>

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