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de M. l'abbé de Molière, voici comment le secrétaire de l'Académie des sciences s'explique sur l'auteur déjà un peu oublié de la Recherche de la verite: « Ce philosophe, dit-il, jouissoit alors de la réputation la plus brillante. Disciple zélé de Descartes, commentateur original, chef de secte lui-même par les idées neuves et sublimes qu'il prêtoit à la philosophie cartésienne, il pouvoit être mal entendu, critiqué, contredit; mais on ne pouvoit s'empêcher d'admirer l'étendue et la beauté de son génie dans l'enchaînement des dogmes mêmes auxquels on refusoit de souscrire. » Ainsi, dans la maturité de son esprit et de sa réputation, Mairan ne faisait que répéter sur Malebranche le jugement qui perce déjà dans cette correspondance, et la postérité a ratifié ce jugement.

Mais, à côté de l'intérêt historique et littéraire qui s'attache naturellement à ces lettres de deux hommes célè– bres, est un intérêt tout autrement élevé, celui de la leçon philosophique que ces lettres contiennent. On peut s'y donner le spectacle d'un principe luttant en vain contre ses conséquences. Malebranche se sépare d'autant plus volontiers de Spinoza, qu'on pouvait plus justement l'accuser, qu'on l'avait même accusé de spinozisme. Il en parle très-dédaigneusement; il l'a lu autrefois, pas même en totalité; il s'en souvient à peine ; il n'a pas lu les réfutations qu'on en a faites. Il n'a pas l'air de se douter qu'il parle d'un des plus grands esprits de son siècle, et d'un

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Mémoires de l'Académie des sciences, année 1742, p. 196.

Il en fut accusé par le P. de Tournemine (préface du Traité de l'existence de Dieu, de Fénelon), et indirectement par Arnauld et par Fénelon lui-même dans sa Refutation du système de Malebranche sur la Nature et la Grâce.

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CORRESP. DE MALEBRANCHE ET DE MAIRAN.

esprit sorti, comme lui, du cartésianisme. Ailleurs même, dans les Méditations 1, il le traite plus mal encore: le misérable Spinosa. Et pourtant ce misérable n'est pas moins qu'un frère de Malebranche dans la famille cartésienne. Quand, par le système des causes occasionnelles, on a ôté à la volonté toute efficace, et par là détruit la racine de la personnalité humaine ; quand on a fait du monde extérieur quelque chose qui n'existe peut-être pas, qui certainement n'agit pas sur nous, et qui ne peut être compris que dans l'idée que nous en avons, idée qui repose en Dieu; quand on a ainsi comme absorbé en Dieu et l'âme et le monde, on est assez mal reçu à combattre le système de l'unité de la substance. Pour bien juger ce système, il faut avoir discerné dans Descartes même, avant Malebranche et avant Spinoza, l'erreur qui a pu les égarer tous les deux, par la fausse direction qu'elle a imprimée à toutes leurs idées, à savoir, la confusion du désir et de la volonté, et l'ignorance du caractère propre de la volonté ; il faut avoir retrouvé dans la volonté, dans la force libre qui la constitue, le titre même de la personnalité humaine, et la part de causalité et de substantialité qui lui appartient. Là seulement est le principe d'une réfutation solide de Spinoza mais pour parvenir à ce principe, il faut, dans le développement du cartésianisme, être arrivé au delà de Malebranche et jusqu'à Leibnitz 2.

1 9e Méditation, § 13.

Ce jugement a besoin des explications et des tempéraments qui se trouvent dans le mémoire sur les Rapports et les différences du cartésianisme et du spinozisme.

CORRESPONDANCE INEDITE

DE

MALEBRANCHE ET DE LEIBNITZ.

Le caractère marqué de notre temps est un retour complaisant vers les choses du passé. De toutes parts on exhume des bibliothèques et des archives publiques ou particulières des documents qui jusqu'ici avaient échappé à l'histoire, contredisent ou confirment les opinions reçues, et agrandissent la connaissance des choses et des hommes qui ne sont plus. Les correspondances inédites sont l'objet d'un intérêt tout particulier, et bien justement, selon nous, car il n'y a pas de monuments historiques plus certains et où les hommes se peignent à leur insu avec plus de vérité. L'histoire de la philosophie s'est récemment enrichie de découvertes inattendues. Quel trésor de précieux renseignements de tout genre, quelle vive source de lumières nouvelles, que les lettres de Huyghens et de Leibnitz, tirées en 1833 de la bibliothèque de Leyde1:

'Deux volumes in-4°, avec des planches et un fac-simile de l'écriture de Huyghens: Christiani Hugenii aliorumque seculi XVII virorum celebrium exercitationes mathematice et philosophica, ex manuscriptis in bibliotheca Academia Lugduno-Batava servatis ; edidit P. J. Uylenbroek, Hagar Comitum, 1833. Voyez le savant article de M. Biot, Journal des Savants, mai 1834, et les Fragments philosophiques, 3 édit., t. II, p. 142.

celles de Malebranche et de Mairan, que nous venons de reproduire; celles enfin que nous avons retrouvées et publiées du P. André avec Malebranche et avec d'autres personnages de l'Oratoire et de la compagnie de Jésus'. Aujourd'hui nous nous proposons de faire connaître une autre correspondance qui se lie étroitement aux précédentes, à savoir la correspondance de Malebranche et de Leibnitz.

Il est maintenant bien établi que l'auteur de la Recherche de la Vérité, malgré son goût pour la retraite et sa répugnance pour les conversations et pour les commerces épistolaires, avait entretenu du fond de sa cellule une vaste correspondance avec les plus grands personnages de son temps, et de France et d'Europe. Nous avons tiré des papiers du P. André une note précieuse, contenant la liste des lettres manuscrites de Malebranche et de ses correspondants, que le P. Lelong avait remise à l'ingénieux jésuite, pour lui servir dans la composition de la vie de l'illustre oratorien 2. Cette note fait mention de lettres de Leibnitz. D'ailleurs, Feder, dans ses Lettres choisies de Leibnitz, publiées pour la première fois, nous apprend, p. 133, que la bibliothèque de Hanovre conserve en manuscrit toute une correspondance de

Journal des Savants, 1841, janvier, février, et 1843, mars, avril, mai, juin. Voyez aussi OEuvres philosophiques du P. André, de la compagnie de Jésus, avec une Introduction sur sa vie et ses ouvrages, tirée de sa correspondance inédite, dans la Bibliothèque philosophique publiée par le libraire Charpentier.

2 Ibid., introduction, 1re partie, p. XXXII et XLII.

Cet ouvrage de Feder a un second titre latin: Commercii epistolici Leibnitiani nondum vulgati selecta specimina, edidit notulisque passim illustravit J. G. H. Feder, Hannoveræ, 1805.

Leibnitz et de Malebranche, et il en donne un échantillon1, bien fait pour exciter notre curiosité. Pour la satisfaire, nous nous sommes adressés, il y a quelques années, à M. Pertz, si connu par sa savante collection des Monumenta Germania historica, et qui était alors à la tête de la bibliothèque de Hanovre. Grâce à son obligeante intervention, nous possédons une copie authentique de cette précieuse correspondance.

2

Elle se compose de dix lettres de Leibnitz et de six de Malebranche. Elle remonte jusqu'au temps du séjour de Leibnitz à Paris, et se prolonge jusqu'à la mort de Malebranche. Plusieurs de ces lettres sont étendues, d'autres sont assez courtes. Toute sorte de sujets y sont traités ou passés en revue, et on y trouve perpétuellement citées les noms de beaucoup d'hommes célèbres de cette grande époque.

Leibnitz vint à Paris dans l'année 1672, et, à l'exception d'une course assez peu longue qu'il fit en Angleterre, il y demeura jusqu'à la fin de l'année 1675. Il y était arrivé avec des notions générales sur toutes choses, une curiosité immense et une passion de la gloire servie par le plus admirable génie, dont le trait distinctif était une promptitude et une pénétration infinies. Nous avons le droit de dire que c'est à Paris qu'il se forma. Il n'y fut d'abord qu'un jeune homme d'une grande espérance: il en sortit presque achevé. Il avait été envoyé avec une mission diplo

Une lettre de Leibnitz à Malebranche, et la réponse de celui-ci. Nous la devons à la main exacte de M. Sextro, employé à la bibliothèque de Hanovre.

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