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Quand Pascal établit que les grands sont des rois de concupiscence et qu'il en conclut qu'ils ne doivent pas régner par une autre voie que par celle qui les a faits rois, c'est-à-dire qu'ils ne doivent pas être durs, mais satisfaire de leur mieux la concupiscence de ceux qui les servent, quoi qu'on doive penser de ce conseil, il contredit ce que Pascal luimême a dit ailleurs. Il soutient, en effet, que la soumission des hommes aux puissants est encore plus fondée sur la crainte des maux que sur le désir des biens (voy. v, 13): d'où il s'ensuivrait que, quand ils règnent par la dureté et la force, c'est-à-dire par la crainte, ils règnent plus que jamais par la voie qui les fait rois.

L'originalité de Pascal éclate dans des traits tels que ceux-ci :

« Votre âme et votre corps sont d'eux-mêmes indifférents à l'état de batelier ou à celui de duc. » — « Il n'est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime, mais il est nécessaire que je vous salue. »> « Vous ne laisserez pas de vous perdre, mais au moins vous vous perdrez en honnête homme [en galant homme]. Il y a des gens qui se damnent si sottement! etc. >>

Mais son génie est surtout dans ce singulier mélange d'un scepticisme qui semble tout détruire, et d'un dogmatisme qui acquiesce à tout. Il passe du plus grand mépris au plus grand respect, à l'égard des choses établies; il sape les fondements de l'édifice, et ne prétend pas qu'on en dérange une seule pierre. Vous n'avez droit à rien, dit-il, par la nature et la raison; et ensuite: Vous avez droit à tout par la volonté de Dieu. Il les gourmande, il les gronde, il les maltraite; chacune de ses paroles les humilie; il les salue ironiquement du nom de rois de concupiscence; mais il ne lui vient pas même en pensée de se demander si, en effet, c'est bien l'ordre de Dieu et la loi du genre humain, que quelques hommes règnent ainsi sur la concupiscence des autres hommes, et disposent selon leurs caprices des objets du désir de tous. Il juge le présent, il n'en est pas dupe, ou du moins pas à la façon vulgaire; c'est assez pour lui, et il ne va pas plus loin : il n'a sur l'avenir ni un pressentiment ni un vœu. Et la portée de sa morale ne dépasse pas celle de sa politique. S'il avait cru à la raison et à la justice, voici ce qu'il pouvait dire aux grands: Les hommes respectent votre grandeur, ils ne le feront pas longtemps, si vous ne la leur faites paraître respectable; et le seul moyen qu'elle le paraisse, c'est que là où est la supériorité du rang et de la fortune, vous mettiez aussi la supériorité de l'intelligence, du dévouement et des services. Au lieu de croire donc qu'il y a deux sortes de grandeurs qui n'ont rien de commun l'une avec l'autre, et que les grandeurs d'établissement ne dépendent que de la volonté des hommes, croyez au contraire que les grandeurs

d'établissement n'ont pu avoir leur raison que dans les grandeurs naturelles, qui seules les peuvent soutenir. Soyez donc les véritables grands de votre patrie: voilà vos devoirs en un mot. Au lieu de cela, que dit-il ? Répandez l'argent autour de vous, répandez les grâces, faites qu'on se trouve bien de vous faire la cour: voilà à quelles conclusions aboutit, dans l'ordre purement moral, une prédication en apparence si hardie; et cette conclusion bien humble, il ne trouve pas même un raisonnement rigoureux pour l'étayer. Je ne doute pas cependant que ces discours n'aient produit, au temps où ils ont paru, une impression profonde; mais je crois que, comme il arrive souvent à Pascal, sa force a été surtout dans la partie critique et négative de ses idées. C'est là qu'il est tout-puissant, que sa logique est irrésistible, son ironie impitoyable, son sang-froid accablant; c'est là qu'il trouve de ces traits qui s'enfoncent si bien, qu'il n'y a pas moyen de les arracher et qu'ils restent au fond de la blessure. L'esprit d'égalité et d'indépendance, déjà répandu partout, quoiqu'il n'éclatât pas encore,se nourrissait d'autant plus avidement de ces mots terribles, qu'ils n'éveillaient point de scrupule, sortant du sein d'une foi si profonde. Le nom de Dieu obligeait à la soumission extérieure, mais il autorisait la rẻvolte du dedans. On voulait bien honorer les grands, mais on avait le plaisir de leur dire en face qu'ils n'avaient aucun droit par eux-mêmes d'être honorés. Ainsi, l'ordre établi n'ayant plus de racines dans la terre, et demeurant seulement comme suspendu au haut du ciel par la chaîne mystique de la foi, il devait suffire un jour, pour tout emporter, qu'un anneau de cette chaîne vînt à se détacher sous l'effort du doute.

L

ADDITIONS ET CORRECTIONS

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Page 34, à la fin. (Remarque sur le fragment 12) : <<< La merveille de l'établissement du christianisme avait été exposée par Balzac dans le Socrate chrétien. »

Voici deux passages du troisième Discours : « Il ne paraît rien ici de l'homme, rien qui porte sa marque et qui soit de sa façon. Je ne vois rien qui ne me semble plus que naturel dans la naissance et dans le progrès de cette doctrine. Les ignorants l'ont persuadée aux philosophes. De pauvres pêcheurs ont été érigés en docteurs des rois et des nations, en professeurs de la science du ciel. Ils ont pris dans leurs filets les orateurs et les poëtes, les jurisconsultes et les mathématiciens.

« Cette république naissante s'est multipliée par la chasteté et par la mort, bien que ce soient deux choses stériles et contraires au dessein de multiplier. Ce peuple choisi s'est accru par les pertes et par les défaites: il a combatte, il a vaincu étant désarmé. Le monde en apparence avait ruiné l'Eglise, mais elle a accablé le monde sous ses ruines. La force des tyrans s'est rendue au courage des condamnés. La patience de nos pères a lassé toutes les mains, toutes les machines, toutes les inventions de la cruauté...

« Je ne m'étonne point que les Césars aient régné, et que le parti qui a été victorieux ait été le maître. Mais si c'eût été le vaincu à qui l'avantage fût demeuré si les déroutes eussent fortifié Pompée et rétabli sa fortune; si les proscriptions eussent grossi le parti d'un mort et lui eussent fait naître des partisans: si un mort lui-même, si une tête coupée eût donné des lois à toute la terre, véritablement il y aurait de quoi s'étonner d'un succès si éloigné du cours ordinaire des choses humaines. Je trouverais étrange qu'après la bataille de Pharsale et plusieurs autres batailles décisives de l'empire, les amis de Pompée eussent été empereurs de Rome, à l'exclusion de l'héritier de César. J'aurais de la peine à croire, quand le plus véritable et le plus religieux historien de Rome me le dirait, que des gens eussent triomphé autant de fois qu'ils furent battus, qu'une cause si souvent perdue eût toujours été suivie. Au moins me semble-t-il que ce n'est pas bien le droit chemin pour arriver à l'empire, et que d'ordinaire on se sert de tout autre moyen pour obtenir le triomphe. Ce n'est pas la coutume des choses du monde que les bons succès ne servent de rien, que la victoire soit discréditée, et que le gain aille aux malheureux.

«Nous voyons pourtant ici cet événement irrégulier, et directement opposé à la coutume des choses du monde. Le sang des martyrs a été fertile, et la persécution a peuplé le monde de chrétiens. Les premiers persécuteurs, voulant éteindre la lumière qui naissait et étouffer l'Eglise au berceau, ont été contraints d'avouer leur faiblesse après avoir épuisé leurs forces. Les autres qui l'attaquèrent depuis ne réussirent pas mieux en leur entreprise : et bien qu'il y ait encore en la nature des choses, des inscriptions qu'ils ont laissées pour avoir purgé la terre de la nation des chrétiens, pour avoir aboli le nom chrétien en toutes les parties de l'empire, l'expérience nous fait voir qu'ils ont triomphé à faux, et leurs marbres ont été menteurs. Ces superbes inscriptions sont aujourd'hui les monuments de leur vanité, et non de leur victoire; l'ouvrage de Dieu n'a pu être défait par la main des hommes. Et disons hardiment, à la gloire de notre JESUS-CHRIST et à la honte de leur Dioclétien: Les tyrans passent, mais la vérité demeure... »

PENSÉES. TOME II.

Dans ces brillantes considérations, on ne peut s'empêcher de remarquer que Balzac s'étonne de la révolution chrétienne en homme qui ne sait ce que c'est que révolution. Il oublie qu'entre Pontius Pilatus et Constantin il s'était éc ulé environ trois siècles. Il n'en a pas fallu autant, à beaucoup près, en France pour passer de la royauté triomphante de Louis XIV la République.

Page 43, 1. 16: «Mahomet en défendant de lire. » Je trouve ce même parallèle dans un discours prononcé en 1471 par un envoyé du pape Paul II devant l'empereur Frédéric II: « Mahomet détourne les hommes de l'étude de la philosophie et des recherches qui ont pour objet la connaissance de vérité... Le Christ, au contraire, à peine âgé de douze ans, disputa dans le Temple avec les pharisiens sur la Loi et sur les mystères. » Henri Vast, Le cardinal Bessarion, 1878, p. 394, en note.

Ce n'est là qu'un préjugé, que M. Garcin de Tassy, si bon chrétien, a refuté toutes les fois qu'il en a eu l'occasion. Voir notamment son Disco irs d'ouverture du 3 décembre 1866, p. 39: « C'est une grande erreu de croire que les musulmans sont ennemis de la science. Mahomet a dit, d'ap.ès un hadis L'encre des savants est plus précieuse que le sang des martyr.» Page 83, 1. 23 « Elie, Enoch. >> Au sujet du Livre d'Enoch, voir mon ouvrage, le Christianisme et ses origines, t. III, p. 370 et 504. Page 95, à la fin : « Cachot »>. Pour expliquer ce mot, se reporter au fragment IX, 4, t. I,

p. 142.

Page 97, ligne 12 « Des œufs, sans coq. » Tertullien, Adversus Valentisianos, 10: « Miraris haec! Et gallina sortita est de suo parere. » Tertullien ne voulait que se moquer de la génération mystique d'Enthymésis ou la Pensée, née de Sophia ou la Sagesse, suivant les Valentiniens, qui ne lui donnaient pas de père. Mais l'argument est pris au sérieux et appliqué à la Vierge par Origène, Contre Celse, 1, 37.

Page 121, 1. 19-20 « Pour la faire servir au bien public. » Ce fragment et les deux suivants, qui manquent dans l'édition de Port-Royal et dont le premier seulement a été donné par Bossut (2e partie, XVII, 97), s'éclairent et se complètent par les passages suivants de Nicole (De la Grandeur, Je partie, ch. vI) :

«Les hommes étant vides de charité par le dérèglement du péché, demeurent néanmoins pleins de besoins et sont dépendants les uns des autres dans une infinité de choses. La cupidité a donc pris la place de la charité pour remplir ces besoins, et elle le fait d'une manière que l'on n'admire pas assez, et où la charité commune ne peut atteindre...

« Il n'y a rien dont on tire de plus grands services que de la cupidité même des hommes. Mais afin qu'elle soit disposée à les rendre, il faut qu'il y ait quelque chose qui la retienne; car si on la laisse à elle-même, elle n'a ni bornes ni mesures... Il a donc fallu trouver un art pour régler la cupidité, et cet art consiste dans l'ordre politique, qui la retient par la crainte de la peine, et qui l'applique aux choses qui sont utiles à la société. C'est cet ordre qui nous donne des marchands, des médecins, des artisans, et généralement tous ceux qui contribuent aux plaisirs et qui soulagent les nécessités de la vie...

« L'ordre politique est donc une invention admirable que les hommes ont trouvée, pour procurer à tous les particuliers les commodités dont les plus grands rois ne sauraient jouir, quelque nombre d'officiers qu'ils aient et quelques richesses qu'ils possèdent, si cet ordre était détruit...

«Mais ce qui rend la plupart des gens insensibles à tout cela, est un principe de vanité et d'ingratitude qu'ils ont dans le cœur; ils tirent en effet les mêmes avantages de tous ceux qui travaillent pour le public, dans lequel ils sont compris, que s'ils ne travaillaient que pour eux seuls; leurs lettres sont également portées aux cxtrémités du monde par un courrier qui en porte dix mille que s'il n'en portait qu'une seule ; ils sont aussi bien traités par un médecin qui en voit plusieurs autres, que s'il n'était attaché qu'à eux....... Néanmoins, parce qu'ils savent qu'ils ne sont pas les seuls qui jouissent de ces biens, ils n'en sont pas touchés,... et ils croient n'avoir d'obligation à personne, parce qu'il y a une infinité de gens qui, participant aux mêmes biens, partagent avec eux cette obligation. "

Mme de Sévigné, dans une Lettre à sa fille du 12 juillet 1671, a par distraction mis au compte de Pascal ce chapitre de Nicole, dont il avait tout

au plus fourni peut-être l'idée fondamentale. Cet endroit de la lettre est trop piquant pour ne pas le citer en entier.

«Nous avons commencé la Morale (les Essais de Morale de Nicole); c'est de la même étoffe que Pascal. A propos de Pascal, je suis en fantaisie d'admirer l'honnêteté de ces messieurs les postillons, qui sont incessamment sur les chemins pour porter et reporter nos lettres; enfin il n'y a jour dans la semaine qu'ils n'en portent quelqu'une à vous et à moi; il y en a toujours et à toutes les heures par la campagne les honnêtes gens! qu'ils sont obligeants! et que c'est une bonne invention que la poste, et un bel effet de la Providence que la cupidité! J'ai quelquefois envie de leur écrire pour leur témoigner ma reconnaissance, et je crois que je l'aurais déjà fait, sans que je me souviens de ce chapitre de Pascal, et qu'ils ont peut-être envie de me remercier de ce que j'écris, comme j'ai envie de les remercier de ce qu'ils portent mes lettres voilà une belle digression. » (Lettres, édit. Hachette, in-8, t. II, p. 276.)

Cette distraction de Mme de Sévigné n'est d'ailleurs pas peut-être tout à fait involontaire; car dans une autre lettre à sa fille (du 23 septembre de la même année), elle dit à propos de la même Morale de Nicole : « Je trouve ce livre admirable. Personne n'a écrit sur ce ton que ces Messieurs, car je mets Pascal de moitié à tout ce qui est beau. » (Ibid., p. 369.)

Page 129, 1, 2 et 3 : « Dans la personne de Galilée. » On lit dans la Revue de l'Instruction publique du 8 novembre 1866, sous la signature A. Morel, au sujet d'un livre intitulé: Galilée, sa vie, ses découvertes et ses travaux (par le docteur Max. Parchappe), les réflexions suivantes :

« Peut-être n'a-t-on pas remarqué suffisamment le vif souvenir que Galilée a obtenu de Pascal. L'opuscule de l'auteur des Provinciales que l'on intitule ordinairement De l'autorité en matière de philosophie, cette réclamation si ferme des droits de la science dans le domaine qui lui est propre, cette revendication qui paraît singulièrement hardie quaud on la compare aux précautions du discours de la Méthode, qu'est-ce autre chose qu'un résumé de la lettre justificative adressée en 1615 par Galilée à la grande-duchesse Christine? Imprimée pour la première fois en 1636, à Strasbourg, elle paraît à cette date, croirait-on, pour mettre la franchise de Galilée en regard des réserves de Descartes. Il me semble, - osait écrire le philosophe précur<<< seur, que dans la discussion des problemes naturels, on ne devrait pas « prendre pour point de départ l'autorité des textes de l'Ecriture, mais les « expériences sensibles et les démonstrations nécessaires... Qui donc voudrait «poser des bornes au génie de l'homme? Qui oserait affirmer qu'on a déjà «vu et su tout ce qu'il a au monde de visible et d'intelligible?... Dans les <«<< sciences démonstratives on n'est pas maître de changer d'opinion à volonté, <«<et on ne commande pas la conviction à un mathématicien et à un philosophe « sur les phénomènes de la nature et du ciel, comme à un marchand et à un «<légiste sur ce qui est licite dans un échange ou un contrat. » (P. 120-135.) «Par ces belles paroles, au moins autant que par ses découvertes, Galilée est plus que le continuateur de Copernic et de Nicolas de Cusa, plus qu'un rénovateur, il se montre l'apôtre et le libérateur de la science. »>>

Page 138, après la l. 35, ajouter: Louis Racine, dans une note sur le v. 299 du IV chant de son poëme de la Religion, a justifie Pascal contre une critique de cette phrase par Voltaire. Mais on voit que l'attaque et la défense portaient également sur un texte faux, et qui donnait un sens assez différent à la pensée de Pascal.

En rabaissant les traditions chinoises, Pascal a encore affaire aux Jésuites Dans ce temps-là précisément les Jésuites étaient vivement attaqués à Rome pour les complaisances que leurs ennemis leur imputaient à l'égard de l'idolâtrie dans la Chine et aux Indes. Il y eut même des décisions romaines, cette fois fort approuvées de Port-Royal, contre la tolérance de leurs missionnaires: Pascal a touché à ce sujet dans la cinquième Provinciale. (Voir aussi le chapitre XXXIX du Siècle de Louis XIV par Voltaire.) Le P. Martini, l'auteur de l'Historia Sinica, fut même mêlé à ce débat théologique. De là l'importance et l'irritation qu'on sent dans ces mots adressés aux interprètes complaisants des histoires chinoises : «J ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger. >>

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Page 118, 1. 24 et 25 « Comme les animaux. » Il semble que ces

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