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en telle manière, sans doute c'est le plus expédient pour sa gloire et pour notre salut.

Quelque étrange que cela paraisse, je crois qu'on en doit estimer de la sorte en tous les événements, et que, quelque sinistres qu'ils nous paraissent, nous devons espérer que Dieu en tirera la source de notre joie si nous lui en remettons la conduite. Nous connaissons des personnes de condition qui ont appréhendé des morts domestiques que Dieu a peut-être détournées à leur prière, qui ont été cause ou occasion de tant de misères, qu'il serait à souhaiter qu'ils n'eussent pas été exaucés.

L'homme est assurément trop infirme pour pouvoir juger sainement de la suite des choses futures. Espérons donc en Dieu, et ne nous fatiguons pas par des prévoyances indiscrètes et téméraires. Remettons-nous à Dieu pour la conduite de nos vies, et que le déplaisir ne soit pas dominant en nous.

Saint Augustin nous apprend qu'il y a dans chaque homme un serpent, une Ève et un Adam1. Le serpent sont les sens et notre nature, l'Ève est l'appétit concupiscible, et l'Adam est la raison. La nature nous tente continuellement, l'appétit concupiscible désire souvent; mais le péché n'est pas achevé, si la raison ne consent. Laissons donc agir ce serpent et cette Ève, si nous ne pouvons l'empêcher; mais prions Dieu que sa grâce fortifie tellement notre Adam qu'il demeure victorieux; et que JÉSUS-CHRIST en soit vainqueur, et qu'il règne éternellement en nous. Amen.

REMARQUES SUR LA LETTRE DE PASCAL A L'OCCASION DE LA MORT DE SON PÈRE.

L'esprit janséniste, avec ce qu'il y a de plus contraire à la nature, n'est pas moins marqué dans cette Lettre qué dans la Prière. Nous lisions tout à l'heure qu'il faut prendre garde d'estimer la santé un bien. Nous apprenons maintenant que c'est une erreur de croire la mort naturelle à l'homme ! Cicéron disait au Sénat romain, à propos de l'opinion de César qui ne voulait pas qu'on prononçât la mort contre les complices de Catilina : « Il sait que la mort n'a pas été établie par les dieux comme un châtiment, mais comme une nécessité de notre nature,

1. Dans ses livres de Genesi contra Manichæos, II, 20,

ou comme un terme où nous nous reposons de nos peines et de nos misères (Iv Catilinaire, 4). » Cicéron, suivant Pascal, était aveuglé; cette nécessité n'est entrée dans le monde que par le péché originel, et sans le péché originel, la vie n'aurait pas abouti tout naturellement à la mort. Il faut expliquer ces choses-là à notre siècle, à qui il est aussi malaisé de les comprendre que de les croire. Nous sommes tous aujourd'hui, que nous le sachions ou non, naturalistes, sur la vie comme sur la mort. Nous avons lu Buffon et sa lumineuse analyse: << Toutes les causes de dépérissement que nous venons d'indiquer, agissent continuellement sur notre être matériel et le conduisent peu à peu à sa dissolution : la mort, ce changement d'état si marqué, si redouté, n'est donc dans la nature que la dernière nuance d'un état précédent; la succession nécessaire du dépérissement de notre corps amène ce degré, comme tous les autres qui ont précédé; la vie commence à s'éteindre longtemps avant qu'elle s'éteigne entièrement, et dans le réel il y a peut-être plus loin de la caducité à la jeunesse que de la décrépitude à la mort; car on ne doit pas ici considérer la vie comme une chose absolue, mais comme une quantité susceptible d'augmentation et de diminution. Dans l'instant de la formation du fœtus, cette vie corporelle n'est encore rien ou presque rien; peu à peu elle augmente, cllc s'étend, elle acquiert de la consistance à mesure que le corps croît, se développe ct se fortifie; dès qu'il commence à dépérir, la quantité de vie diminue; enfin, lorsqu'il se courbe, se dessèche et s'affaisse, elle décroît, elle sc resserre, elle se réduit à rien : nous commençons de vivre par degrés, et nous finissons de mourir comme nous commençons de vivre. »

Combien d'hommes ayant lu ces choses et en ayant été nourris dès la jeunesse, combien, même parmi ceux qui se disent et se croient chrétiens, peuvent encore considérer la mort d'une personne aimée comme une suite indispensable, inévitable, juste, sainte, utile au bien de l'Église et à l'exaltation du nom et de la grandeur de Dieu, d'un arrêt éternel de sa providence? Ces idées sont bien loin de nous, et déjà elles étaient bien loin de Montaigne et de Descartes.

La plupart des idées fausses sont en même temps des idées mauvaises, et ce qui est contre la nature est aussi contre l'humanité. Il est triste de lire, au milieu des consolations d'un frère à sa sœur, cette mention froide et dure des hérésiarques, punis en l'autre vie des réch's auxquels ils ont engagé leurs sectateurs, et de voir que cette joie orgueilleuse d'un homme qui se croit, lui et les siens, du nombre des élus, n'est troublée en rien par la pensée de tant d'hommes ses semblables, éternellement condamnés. Joie d'ailleurs assez mal fondée et

peu conséquente. « Nous avons, dit Pascal, tous les sujets possibles de bien espérer de son salut », et il conclut : « Considérons donc la grandeur de nos biens dans la grandeur de nos maux, et que l'excès de notre douleur soit la mesure de celle de notre joie. »

Mais pour éprouver cette joie immense, est-ce donc assez d'avoir tous les sujets possibles de bien espérer? Celui qui espère, craint encore par cela même; mais qu'une telle crainte est horrible! Pascal s'abandonnant à son respect et à sa tendresse de fils, semble mettre la main devant ses yeux pour se dérober à lui-même l'effrayante rigueur du dogme. Elle subsiste cependant, elle force d'avouer qu'aucun enfant ne peut être assuré du salut de son père; aucun père, aucune mère, de celui de son enfant.

Voici une pensée beaucoup plus touchante, parce qu'elle est humaine, et dont M. Sainte-Beuve s'est souvenu dans son livre intitulé : Châteaubriand et son groupe, t. Ier, page 282. Ayant dit que pour fout ce qui ne se rattache pas directement à son idéal moral, le christianisme ne s'enquiert point de la poésie, il ajoute en note :

Là même où à la réflexion la beauté morale l'emporte, notez que la poésie naturelle n'y gagne pas toujours. En voici un exemple qui me vient à l'esprit et qui est frappant. C'est au IVe livre de l'Odyssée, dans cette admirable scène de l'arrivée de Télémaque chez Ménélas, quand tout le monde pleure, les uns et les autres au souvenir des malheurs qu'ils ont soufferts, Hélène plus particulièrement, en repentir de ceux qu'elle a causés. Le fils de Nestor à son tour, Pisistrate, se met à pleurer en pensant à son frère Antiloque, tué devant Troie; mais il fait naïvement remarquer qu'il vaudrait mieux remettre au lendemain les larmes et ne pas s'affliger au milieu du festin: Demain, il sera hon de pleurer, car enfin, dit-il, le seul hommage que nous puissions offrir aux malheureux morts, c'est de couper notre chevelure et d'inonder notre joue de larmes. Conclusion touchante et naturelle, qui exprime à la fois la vivacité et l'impuissance de la douleur humaine. Que dit Pascal, au contraire, au sujet de la mort de son père? « La prière et les sacrifices sont un souverain remède à leurs peines; mais une des plus solides et des plus utiles charités envers les morts est de faire les choses qu'ils nous ordonneraient s'il revenaient au monde, et de nous mettre pour eux en l'état auquel ils nous souhaitent à présent. Par cette pratique, nous les faisons revivre en nous. L'autre mot n'était que touchant, celui-ci est d'une tout autre valeur, mais dans l'ordre moral, remarquez-le, non pas dans l'ordre poëtique. Il n'y a rien là qui émeuve tout d'abord, et de premier mouvement; il faut, pour en sentir la 1. C'est le texte de l'édition de Port-Royil.

beauté, être déjà soi-même une âme plus que naturelle, une âme travaillée par le christianisme. >>

Ne pourrait-on pas répondre que l'ordre moral a aussi sa poësie, et donner en preuve le poëme de Monsieur Jean (des Pensées d'août), composition originale et pénétrante, dont le thème est ce passage même de Pascal, que l'auteur a pris pour épigraphe?

« Pour considérer ce que c'est que la mort, et la mort en JÉSUSCHRIST, il faut voir quel rang elle tient dans un sacrifice, etc. » Ce n'est pas dans l'Écriture que Pascal a pris cette anatomie de tout ce qui constitue un sacrifice, et cette allégorie poursuivie à travers les détails les plus subtils jusqu'à ce qu'elle soit épuisée. Il emprunte beaucoup sans doute à la Lettre aux Hébreux, comprise parmi les Letres de Paul, mais qui n'est ni de lui ni de son temps, et dont la théologie offre un caractère tout particulier. Il est bien dit, soit dans Paul lui-même, soit surtout dans la Lettre aux Hébreux, que les sacrifices de l'ancienne loi étaient des figures du vrai sacrifice que Jésus-CHRIST, sacrificateur perpétuel, a accompli par sa mort, et après lequel il s'est assis à la droite de Dieu; mais il n'est pas dit que la gloire de Dieu consuma le corps mortel de JÉSUS-CHRIST, comme le feu du ciel avait consumé le sacrifice d'Élie, ni que la fumée qui s'élevait des victimes figurait JÉSUS-CHRIST s'élevant au ciel dans l'ascension, ni que l'air qui emportait la fumée, figurait le Saint-Esprit emportant Jésus, etc.

Tous ces raffinements bizarres viennent d'ailleurs, s'ils ne sont de Pascal lui-même. Ils nous paraissent bien froids, et rendent cette Lettre peu touchante, malgré l'intérêt du sujet.

Mais la théologie d'alors se nourrissait volontiers de ces curiosités mystiques. Elles abondent encore dans les sermons de Bossuet, qui sont à peu près du temps de Pascal. On voit cependant, par Bossuet même, que le goût public commençait à s'en éloigner. Il parle, dans son premier Sermon pour le jour de Pâques, de certains esprits délicats, qui reconnaissent que ces vérités sont fort excellentes, mais il leur semble que cette morale est trop raffinée, qu'il faut renvoyer ces subtilités dans les cloîtres, pour servir de matière aux méditations de ces personnes dont les âmes se sont plus épurées dans la solitude. Pour nous, diront-ils, nous avons peine à goûter toute cette mystagogie, » etc. Dans le Sermon pour le jour de l'Ascension, adressé, il est vrai, à des religieuses, il prend pour texte les mêmes chapitres de la Lettre aux Hébreux auxquels s'attache ici Pascal; et sans raffiner autant que lui, sans même ajouter précisément au texte, il appuie sur tous les détails, et les commente avec une complaisance qui nous étonne.

DISCOURS

SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR 1.

L'homme est né pour penser'; aussi n'est-il pas un moment sans le faire; mais les pensées pures, qui le rendraient heureux s'il pouvait toujours les soutenir, le fatiguent et l'abattent. C'est une vie unie à laquelle il ne peut s'accommoder; il lui faut du remuement et de l'action, c'est-à-dire qu'il est nécessaire qu'il soit quelquefois agité des passions, dont il sent dans son cœur des sources si vives et si profondes.

Les passions qui sont les plus convenables à l'homme, et qui en renferment beaucoup d'autres, sont l'amour et l'ambition; elles n'ont guère de liaison ensemble, cependant on les allie assez souvent; mais elles s'affaiblissent l'une l'autre réciproquement, pour ne pas dire qu'elles se ruinent.

Quelque étendue d'esprit que l'on ait, l'on n'est capable que d'une grande passion; c'est pourquoi quand l'amour et l'ambition se rencontrent ensemble, elles ne sont grandes que de la moitié de ce qu'elles seraient s'il n'y avait que l'une ou l'autre. L'âge ne détermine point, ni le commencement, ni la fin de ces deux passions; elles naissent dès les premières années, et elles subsistent bien souvent jusqu'au tombeau. Néanmoins, comme elles demandent beaucoup de feu, les jeunes gens y sont plus propres, et il semble qu'elles se ralentissent avec les années cela est pourtant fort rare.

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La vie de l'homme est misérablement courte. On la compte depuis la première entrée dans le monde; pour moi je ne vou

1. Voir les Remarques sur la Vie de Pascal, page civ de l'Introduction. Les passions, et non pas, la passion. Les passions, ce sont les accidents, les symptomes, τà nάon. C'est une espèce de pathologie morale de l'amour.

2. Voyez le fragment 53 de l'article xxiv: « L'homme est visiblement fait pour penser.

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