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L'ABBÉ de Châteauneuf, auteur du dialogue fur la mufique des anciens, ouvrage favant et agréable, rapporte à la page 116 l'anecdote fuivante.

" Molière nous cita Mlle Ninon de l'Enclos, " comme la perfonne qu'il connaissait fur qui ,, le ridicule fefait une plus prompte impref,, fion, et nous apprit qu'ayant été la veille lui lire fon Tartufe (felon fa coutume de ,, la confulter fur tout ce qu'il fefait), elle ,, l'avait payé en même monnaie par le récit ,, d'une aventure qui lui était arrivée avec un ,, fcélérat à peu-près de cette espèce, dont elle ,, lui fit le portrait avec des couleurs fi vives ,, et fi naturelles que fi fa pièce n'eût pas été faite, nous difait-il, il ne l'aurait jamais ,, entreprise, tant il fe ferait cru incapable de , rien mettre fur le théâtre d'auffi parfait que ,, le Tartufe de Mlle l'Enclos. "

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Suppofé que Molière ait parlé ainfi, je ne fais à quoi il penfait. Cette peinture d'un faux dévot, fi vive et fi brillante dans la bouche de Ninon, aurait dû au contraire exciter Molière à compofer fa comédie du Tartufe, s'il ne l'avait pas déjà faite. Un génie tel que le fien eût vu tout d'un coup dans le fimple récit de Ninon de quoi conftruire fon inimitable pièce, le

chef-d'œuvre du bon comique, de la faine morale, et le tableau le plus vrai de la fourberie la plus dangereufe. D'ailleurs, il y a, comme on fait, une prodigieufe différence entre raconter plaisamment, et intriguer une comédie fupérieurement.

L'aventure dont parlait Ninon pouvait fournir un bon conte, fans être la matière d'une bonne comédie.

Je me fouviens qu'étant un jour dans la néceffité d'emprunter de l'argent d'un ufurier, je trouvai deux crucifix fur fa table. Je lui demandai fi c'étaient des gages de fes débiteurs ; il me répondit que non, mais qu'il ne fefait jamais de marché qu'en présence du crucifix. Je lui repartis qu'en ce cas un feul fuffifait, et que je lui conseillais de le placer entre les deux larrons. Il me traita d'impie, et me déclara qu'il ne me prêterait point d'argent. Je pris congé de lui; il courut après moi sur l'escalier, et me dit, en fefant le figne de la croix, que si je pouvais l'affurer que je n'avais point eu de mauvaises intentions en lui parlant, il pourrait conclure mon affaire en conscience. Je lui répondis que je n'avais eu que de trèsbonnes intentions. Il fe réfolut donc à me prêter fur gages à dix pour cent pour fix mois, retint les intérêts par devers lui, et au bout des

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fix mois il disparut avec mes gages qui valaient quatre ou cinq fois l'argent qu'il m'avait prêté. La figure de ce galant homme, fon ton de voix, toutes fes allures étaient fi comiques qu'en les imitant j'ai fait rire quelquefois des convives à qui je racontais cette petite hiftoriette. Mais certainement fi j'en avais voulu faire une comédie, elle aurait été des plus infipides.

Il en eft peut-être ainfi de la comédie du Dépofitaire. Le fond de cette pièce est ce même conte que mademoiselle l'Enclos fit à Molière. Tout le monde fait que Gourville ayant confié une partie de fon bien à cette fille fi galante et fi philosophe, et une autre à un homme qui paffait pour très-dévot, le dévot garda le dépôt pour lui, et celle qu'on regardait comme peu scrupuleuse le rendit fidellement fans Y avoir

touché.

Il y a auffi quelque chofe de vrai dans l'aventure des deux frères. Mademoiselle l'Enclos racontait fouvent qu'elle avait fait un honnête homme d'un jeune fanatique, à qui un fripon avait tourné la tête, et qui ayant été volé par des hypocrites avait renoncé à eux pour jamais.

De tout cela on s'eft avifé de faire une comédie qu'on n'a jamais ofé montrer qu'à

Théâtre. Tome VIII.

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