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CETTE lettre de M. Jérôme Carré eut tout l'effet qu'elle méritait. La pièce fut représentée au commencement d'augufte 1760. On commença tard, et quelqu'un demandant pourquoi on attendait fi long-temps? C'efl apparemment, répondit tout haut un homme d'efprit, que F..... eft monté à l'hôtel de ville. Comme ce F..... avait eu l'inadvertance de fe reconnaître dans la comédie de l'Ecoffaise, quoique M. Hume ne l'eût jamais eu en vue, le public le reconnut auffi. La comédie était fue de tout le monde par cœur avant qu'on la jouât, et cependant elle fut reçue avec un fuccès prodigieux. F..... fit encore la faute d'imprimer dans je ne fais quelles feuilles, intitulées l'Année littéraire, que l'Ecoffaife n'avait réuffi qu'à l'aide d'une cabale compofée de douze à quinze cents perfonnes, qui toutes, difait-il, le haïffaient et le méprifaient fouverainement. Mais M. Jérôme Carré était bien loin de faire des cabales: tout Paris fait affez qu'il n'eft pas à portée d'en faire; d'ailleurs il n'avait jamais vu ce F..... et il ne pouvait comprendre pourquoi tous les spectateurs s'obflinaient à voir F..... dans Frélon. Un Avocat à la feconde représentation s'écria Courage, M. Carré, vengez le public; le parterre et les loges applaudirent à ces paroles par des battemens.

de mains qui ne finiffaient point. Carré, au fortir du spectacle, fut embraffé par plus de cent perfonnes. Que vous êtes aimable, M. Carré, lui difait-on, d'avoir fait juftice de cet homme, dont les mœurs font encore plus odieufes que la plume! Eh, Meffieurs, répondit Carré, vous me faites plus d'honneur que je ne mérite; je ne fuis qu'un pauvre traducteur d'une comédie pleine de morale et d'intérêt.

Comme il parlait ainsi sur l'escalier, il fut barbouillé de deux baifers par la femme de F...... Que je vous fuis obligée, dit-elle, d'avoir puni mon mari! mais vous ne le corrigerez point. L'innocent Carré était tout confondu ; il ne comprenait pas comment un perfonnage anglais pouvait être pris pour un français nommé F..... et toute la France lui fefait compliment de l'avoir peint trait pour trait. Ce jeune homme apprit par cette aventure combien il faut avoir de circonf pection: il comprit en général que toutes les fois qu'on fait le portrait d'un homme ridicule, il se trouve toujours quelqu'un qui lui reffemble.

Ce rôle de Frélon était très-peu important dans la pièce; il ne contribua en rien au vrai fuccès, car elle reçut dans plufieurs provinces les mêmes applaudiffemens qu'à Paris.

On peut dire à cela que ce Frélon était autant eftimé dans les provinces que dans la capitale ; mais il est bien plus vraisemblable que le vif intérêt qui règne dans la pièce de M. Hume en a fait tout le fuccès. Peignez un faquin, vous ne réuffirez qu'auprès de quelques perfonnes; intéressez, vous plairez à tout le monde.

Quoi qu'il en foit, voici la traduction d'une lettre de milord Boldthinker au prétendu Hume, au fujet de fa pièce de l'Ecoffaise :

Je crois, mon cher Hume, que vous avez ,, encore quelque talent; vous en êtes comptable ,, à la nation : c'est peu d'avoir immolé ce vilain › Frélon à la risée publique, fur tous les théâtres ,, de l'Europe, où l'on joue votre aimable et " vertueuse Ecofsaise; faites plus, mettez sur la " scène tous ces vils perfécuteurs de la litté"rature, tous ces hypocrites noircis de vices, ,, et calomniateurs de la vertu : traînez fur le ,, théâtre, devant le tribunal du public, ces fanatiques enragés, qui jettent leur écume ,, fur l'innocence, et ces hommes faux, qui vous ,, flattent d'un œil, et qui vous menacent de ,, l'autre, qui n'ofent parler devant un philofophe, et qui tâchent de le détruire en secret; exposez au grand jour ces déteftables cabales qui voudraient replonger les hommes dans ,, les ténèbres.

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,,Vous avez gardé trop long-temps le filence; " on ne gagne rien à vouloir adoucir les per,, vers, il n'y a plus d'autre moyen de rendre ,, les lettres respectables que de faire trembler ,, ceux qui les outragent : c'eft le dernier parti " que prit Pope avant que de mourir: il rendit ,, ridicules à jamais, dans fa Dunciade, tous ", ceux qui devaient l'être : ils n'osèrent plus fe montrer, ils difparurent, toute la nation lui applaudit; car fi dans les commencemens , la malignité donna un peu de vogue à ces ,, lâches ennemis de Pope, de Swift et de leurs ,, amis, la raison reprit bientôt le deffus. Les "Zoiles ne font foutenus qu'un temps. Le vrai ,, talent des vers eft une arme qu'il faut employer ,, à venger le genre-humain. Ce n'eft pas les , Pantolabes et les Nomentanus feulement qu'il ,, faut effleurer; ce font les Anitus et les Mélitus ,, qu'il faut écrafer. Un vers bien fait tranfmet " à la dernière poftérité la gloire d'un homme ,, de bien et la honte d'un méchant. Travaillez, ", vous ne manquerez pas de matière, &c.,,

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LA comédie dont nous préfentons la traduction aux amateurs de la littérature eft (a) de M. Hume, pasteur de l'église d'Edimbourg, déjà connu par deux belles tragédies, jouées à Londres : il est parent et ami de ce célèbre philofophe M. Hume, qui a creusé avec tant de hardiesse et de fagacité les fondemens de la métaphyfique et de la morale: ces deux philofophes font également honneur à l'Ecoffe leur patrie.

La comédie intitulée l'Ecoffaife nous parut un de ces ouvrages qui peuvent réussir dans toutes les langues, parce que l'auteur peint la nature, qui est par-tout la même : il a la naïveté et la vérité de l'eftimable Goldoni, avec peut-être plus d'intrigue, de force et d'intérêt. Le dénouement, le caractère de l'héroïne et celui de Freeport ne reffemblent à rien de ce que nous connaiffons fur les théâtres de France; et cependant c'est la nature pure. Cette pièce paraît un peu dans le goût de ces romans anglais qui ont fait tant de fortune: ce font des touches semblables, la même peinture des mœurs, rien de recherché, nulle envie d'avoir de l'efprit, et de montrer misérablement l'auteur, quand on ne doit montrer que les personnages; rien

(a) On fent bien que c'était une plaifanterie d'attribuer cette pièce à M. Hume.

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