Page images
PDF
EPUB
[blocks in formation]

DU TRADUCTEUR

DE L'ECOSSAISE

A MONSIEUR

LE COMTE DE LAURAGUAIS.

MONSIEUR,

La petite bagatelle que j'ai l'honneur de mettre

fous votre protection n'eft qu'un prétexte pour vous parler avec liberté.

Vous avez rendu un fervice éternel aux beaux arts et au bon goût, en contribuant par votre générosité à donner à la ville de Paris un théâtre moins indigne d'elle. Si on ne voit plus fur la fcène Céfar et Ptolomée, Athalie et Joad, Mérope et fon fils entourés et preffés d'une foule de jeunes gens, fi les fpectacles ont plus de décence, c'est à vous feul qu'on en est redevable. Ce bienfait eft d'autant plus confidérable que l'art de la tragédie et de la comédie eft celui dans lequel les Français fe font diftingués davantage : il n'en eft aucun dans lequel ils n'aient de très illuftres rivaux, ou même des maîtres. Nous avons quelques bons

philofophes; mais, il faut l'avouer, nous ne fommes que les difciples des Newton, des Locke, des Galilée. Si la France a quelques historiens, les Efpagnols, les Italiens, les Anglais même nous disputent la fupériorité dans ce genre. Le feul Maffillon aujourd'hui paffe chez les gens de goût pour un orateur agréable; mais qu'il eft encore loin de l'archevêque Tillotson aux yeux du refte de l'Europe! Je ne prétends point pefer le mérite des hommes de génie; je n'ai pas main affez forte pour tenir cette balance: je vous dis feulement comment penfent les autres peuples; et vous favez, Monfieur, vous qui dans votre première jeunesse avez voyagé pour vous inftruire, vous favez que prefque chaque peuple a fes hommes de génie, qu'il préfère à ceux de fes voisins.

la

Si vous defcendez des arts de l'efprit pur à ceux où la main a plus de part, quel peintre oferions-nous préférer aux grands peintres d'Italie ? C'eft dans le feul art des Sophocles que toutes les nations s'accordent à donner la préférence à la nôtre; c'eft pourquoi dans plufieurs villes d'Italie la bonne compagnie se raffemble pour représenter nos pièces, ou dans notre langue, ou en italien; c'eft ce qui fait qu'on trouve des théâtres français à Vienne et à Pétersbourg.

Ce qu'on pouvait reprocher à la fcène française était le manque d'action et d'appareil. Les tragédies étaient fouvent de longues conversations en cinq actes. Comment hafarder ces fpectacles pompeux, ces tableaux frappans, ces actions grandes et terribles, qui bien ménagées font un des plus grands refforts de la tragédie? comment apporter le corps de Céfar fanglant fur la fcène? comment faire defcendre une

reine éperdue dans le tombeau de fon époux, et l'en faire fortir mourante de la main de fon fils, au milieu d'une foule qui cache et le tombeau, et le fils, et la mère, et qui énerve la terreur du fpectacle par le contrafte du ridicule ?

C'eft de ce défaut monftrueux que vos feuls bienfaits ont purgé la fcène; et quand il fe trouvera des génies qui fauront allier la pompe d'un appareil néceffaire et la vivacité d'une action également terrible et vraisemblable à la force des penfées, et furtout à la belle et naturelle poëfie, fans laquelle l'art dramatique n'eft rien, ce fera vous, Monfieur, que la postérité devra remercier. (1)

Mais il ne faut pas laiffer ce foin à la postérité; il faut avoir le courage de dire à fon fiècle ce que nos contemporains font de noble et d'utile. Les juftes éloges font un parfum qu'on réserve pour embaumer les morts. Un homme fait du bien, on étouffe ce

(1) Il y avait long-temps que M. de Voltaire avait réclamé contre l'usage ridicule de placer les spectateurs fur le théâtre, et de rétrécir l'avant-scène par des banquettes, lorfque M. le comte de Lauraguais donna les fommes néceffaires pour mettre les comédiens à portée de détruire cet usage.

M. de Voltaire s'eft élevé contre l'indécence d'un parterre debout et tumultueux; et dans les nouvelles falles conftruites à Paris le parterre est affis. Ses juftes réclamations ont été écoutées fur des objets plus importans. On lui doit en grande partie la suppression des sépultures dans les églifes, l'établissement des cimetières hors des villes, la diminution du nombre des fêtes, même celle qu'ont ordonnée des évêques qui n'avaient jamais lu fes ouvrages; enfin l'abolition de la fervitude de la glèbe et celle de la torture. Tous ces changemens se font faits, à la vérité, lentement, à demi, et comme fi l'on eût voulu prouver en les fefant qu'on fuivait non fa propre raison, mais qu'on cédait à l'impulfion irresistible que M. de Voltaire avait donnée aux efprits.

La tolérance qu'il avait tant prêchée s'eft établie peu de temps après fa mort en Suède et dans les Etats héréditaires de la maifon d'Autriche; et, quoi qu'on en dife, nous la verrons bientôt s'établir en France.

« PreviousContinue »