religieuses, donnaient un air vénérable à des usages domestiques qui n'ont plus rien de touchant parmi nous. Il y a donc de l'avantage à prendre ses sujets dans les temps éloignés, ou, ce qui revient au même, dans les pays lointains. Mais dans nos mœurs on peut trouver encore des choses naïves et familières, qui ne laissent pas d'avoir de la noblesse et de la beauté. Eh! pourquoi ne peindrait-on pas aujourd'hui les adieux d'un guerrier qui se sépare de sa femme et de son fils, avec cette ingénuité naturelle qui rend si touchans les adieux d'Hector? Pourquoi ne pas s'attacher à cette nature simple et charmante, lorsqu'une fois on l'a saisie? Pourquoi du moins ne pas se relâcher plus souvent de cette dignité factice où l'on tient ses personnages en attitude et comme à la gêne? Le dirai-je ? le défaut dominant de notre poésie héroïque, c'est la raideur. Je la voudrais souple comme la taille des Grâces. Je ne demande pas que le plaisant s'y joigne au sublime; mais je suis persuadé qu'on ne saurait trop y mêler le familier noble, et que c'est surtout de ces relâches que dépend l'air de vérité. La troisième qualité de la narration, c'est l'à-propos. Toutes les fois que des personnages qui sont en scène l'un raconte et les autres écoutent, ceux-ci doivent être disposés à l'attention et au silence, et celui-là doit avoir eu quelques raisons de prendre, pour le récit dans lequel il s'engage, ce lieu, ce moment, ces personnes mêmes. S'il était vrai que Cinna rendît compte à Emilie, dans l'appartement d'Auguste, de ce qui vient de se passer dans l'assemblée des conjurés, la personne et le temps seraient convenables, mais le lieu ne le serait pas. Théramène raconte à Thésée tout le détail de la mort d'Hippolyte la personne et le lieu sont bien choisis; mais ce n'est point dans le premier accès de sa douleur, qu'un père, qui se reproche la mort de son fils, peut entendre la description du prodige qui l'a causée. Une règle sûre pour éprouver si le récit vient à propos, c'est de se consulter soi-même, de se demander: « Si j'étais à la place de celui qui l'écoute, l'écouteraisje? le ferais-je à la place de celui qui le fait ? est-ce là même et dans cet instant que ma situation, mon caractère, mes sentimens ou mes desseins me détermineraient à le faire? » Cela tient à une qualité de la narration plus essentielle que l'à propos : c'est de l'intérêt que je parle. La narration purement épique, c'est-à-dire du poëte à nous, n'a besoin d'être intéressante que pour nousmêmes. Qu'elle réunisse à notre égard l'agrément et l'utilité, l'objet du poëte est rempli: elle peut même se passer d'instruire, pourvu qu'elle attache. Or, le plaisir qu'elle peut causer est celui de l'esprit, de l'imagination ou du sentiment. Plaisir de l'esprit, lorsqu'elle est une source de réflexion et de lumières : c'est l'intérêt que nous éprouvons à la lecture de Tacite. Il suffit à l'histoire; il ne suffit pas à la poésie, mais il en fait le plus solide prix, et c'est par-là qu'elle plaît aux sages. Plaisir de l'imagination, lorsqu'on présente aux yeux de l'âme le tableau de la nature : c'est là ce qui distingue la narration du poëte de celle de l'historien. Le soin de la varier et de l'enrichir fait qu'on y mêle souvent des descriptions épisodiques; mais l'art de les enlacer dans le tissu de la narration, de les placer dans les repos, de leur donner une juste étendue, de les faire désirer ou comme délassemens, ou comme détails curieux; cet art, dis-je, n'est pas facile. Cet attrait même de la nouveauté, ce plaisir de l'imagination, s'il était seul, serait faible et bientôt insipide; l'âme ne saurait s'attacher à ce qui ne l'éclaire ni ne l'émeut; et du moins, si on la laisse froide, ne faut-il pas Ja laisser vide. Plaisir du sentiment, lorsqu'une peinture fidèle et tou chante exerce en nous cette faculté de l'âme par les vives impressions de la douleur ou de la joie; qu'elle nous émeut, nous attendrit, nous inquiète et nous étonne, nous épouvante, nous afflige et nous console tour à tour; enfin qu'elle nous fait goûter la satisfaction de nous trouver sensibles, le plus délicat de tous les plaisirs. De ces trois intérêts, le plus vif est évidemment celuici. Le sentiment supplée à tout, et rien ne supplée au sentiment: seul il se suffit à lui-même, et aucune autre beauté ne se soutient, s'il ne l'anime. Voyez ces récits qui se perpétuent d'âge en âge, ces traits dont on est si avide dès l'enfance, et qu'on aime à rappeler encore dans l'âge le plus avancé ; ils sont tous pris dans le sentiment. Mais c'est du concours de ces trois moyens de captiver les esprits, que résultent l'attrait invincible de la narration et la plénitude de l'intérêt. C'est donc sous ces trois points de vue que le poëte, avant de s'engager dans ce travail, doit en considérer la matière, pour en mieux pressentir l'effet. Il jugera, par la nature du fonds, de sa stérilité ou de son abondance; et, glissant sur les endroits qui ne peuvent rien produire, il réservera les forces du génie pour semer en un champ fécond. MARMONTEL. Elémens de Littérature, t. III. Mort d'Hippolyte. A PEINE nous sortions des portes de Trézène; Un effroyable cri, sorti du sein des flots, Tout fuit, et, sans s'armer d'un courage inutile Arrête ses coursiers, saisit ses javelots, Pousse au monstre; et, d'un dard lancé d'une main sûre, De rage et de douleur le monstre bondissant Voit voler en éclats tout son char fracassé. Ils courent. Tout son corps n'est bientôt qu'une plaie. Leur fougue impétueuse enfin se ralentit. Ils s'arrêtent non loin de ces tombeaux antiques. Et Conjuration de Cinna. PLOT aux Dieux que vous-même eussiez vu de quel zèle Cette troupe entreprend une action si belle! (1) Voyez les Leçons Latines anciennes, t. II, même sujet. |