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écrivit en français un traité de dialectique. Depuis on n'a pas daigné lui élever le plus humble monument qui gardât sa mémoire; il n'a pas eu l'honneur d'un éloge public, et ses ouvrages même n'ont pas été recueillis 2.

:

C'est surtout en Italie que la réforme philosophique jeta un immense éclat, et se fit jour à travers la persécution et les supplices. L'Italie joue un rôle assez médiocre dans la scolastique, car saint Thomas et saint Bonaventure, nés en Italie, se sont formés et ont enseigné en France; leur école et leur gloire nous appartiennent. L'Italie paraît encore moins dans la philosophie moderne elle a produit assurément plusieurs hommes de mérite, mais pas un génie du premier ordre 3; elle est, à proprement parler, le théâtre de la philosophie de la renaissance. L'Italie était à cette époque le pays le plus avancé dans toutes les choses de l'esprit. Par plus d'un motif, le besoin d'une philosophie nouvelle devait y naître, et c'est de là qu'il se répandit d'un bout de l'Europe à l'autre. Les mathématiques, la physique, les sciences naturelles, y prirent de bonne heure un grand essor. C'est dans les académies italiennes que Bacon vint apprendre les règles de la physique expérimentale qu'il exprima plus tard dans un langage magnifique. Tout ce qui pense alors est pour une réforme,

'Dialectique de Pierre de la Ramée, à Charles de Lorraine, cardinal, son Mécène. Paris, chez Wéchel, 1555, petit in-4° de 140 pages.

J'ai pu les rassembler presque tous, et je les mettrais bien volontiers à la disposition de quelque homme instruit et laborieux qui voudrait en procurer une édition complète. D'ailleurs le rival de la Ramée, Charpentier, est lui-même un esprit judicieux et sévère, dont les écrits sont très-bons à consulter pour la vraie intelligence d'Aristote.

3 Vico est plutôt un grand amateur de métaphysique qu'un métaphysicien son domaine est la jurisprudence et l'histoire.

On raconte même que, s'étant présenté comme candidat à la célèbre

et pour une réforme profonde et radicale. On en définit assez mal l'objet. On la poursuit par les routes les plus opposées. Celui-ci la cherche dans l'expérience sensible exclusivement consultée, celui-là dans un mysticisme chimérique. A côté des vieilles universités s'élèvent de libres sociétés, dévouées à l'esprit nouveau : il pénètre jusque dans les couvents, ces antiques asiles de la scolastique, et ses plus ardents apôtres lui viennent du sein des ordres religieux. Il n'y a pas une partie de l'Italie qui ne fournisse son contigent à cette noble milice; mais c'est à Naples que se rencontrent les réformateurs les plus illustres, les plus hardis, les plus malheureux.

Qui ne connaît les aventures et la triste destinée de Bruno et de Campanella ? C'étaient deux hommes d'un esprit vigoureux, d'une âme intrépide, d'une vive et forte imagination. Il ne leur a manqué qu'un autre siècle, des études plus régulières et la vraie méthode. Ce qui domine en eux, c'est l'imagination; leur raison n'était pas encore assez mûre pour la contenir, et ils se laissent emporter à des systèmes qu'ils n'avaient pas suffisamment étudiés, et qu'ils ne comprirent jamais bien.

Bruno s'éprit de Pythagore et de Platon, surtout du Pythagore et du Platon des Alexandrins. Touché et comme enivré du sentiment de l'harmonie universelle, il s'élance d'abord aux spéculations les plus sublimes où l'analyse ne l'a pas conduit, où l'analyse ne le soutient pas. Errant sur

académie des Lincei, il ne fut pas admis. Prospetto delle Memorie aneddote dei Lincei da F. Cancellieri; Roma, 1823, et Journal des Savants, février 1843, p. 100.

des précipices qu'il a mal sondés, sans s'en douter et faute de critique il recule de Platon aux Éléates, anticipe Spinoza, et se perd dans l'abîme d'une unité absolue, destituée des caractères intellectuels et moraux de la Divinité et inférieure à l'humanité elle-même. Spinoza est le géomètre du système, Bruno en est le poëte1. Rendons-lui du moins cette justice qu'avant Galilée il renouvela l'astronomie de Copernic. L'infortuné, entré de bonne heure dans un couvent de Saint-Dominique, s'était réveillé un jour avec un esprit opposé à celui de son ordre, et il avait fui. Il était venu s'asseoir, tantôt comme écolier, tantôt comme maître, aux écoles de Paris et de Wittemberg, semant sur sa route une multitude d'écrits ingénieux et chimériques. Le désir de revoir l'Italie l'ayant ramené à Venise, il est livré à l'inquisition, conduit à Rome, jugé, condamné, brûlé. Quel était son crime? Aucune des pièces de cette sinistre affaire n'a été publiée; elles ont été détruites, ou elles reposent encore dans les archives du saint-office ou dans un coin du Vatican avec les actes du procès de Galilée. Bruno fut-il accusé d'avoir rompu les liens qui l'attachaient à son ordre? Mais une telle faute ne semblait pas devoir attirer une telle peine, et c'eût été d'ailleurs aux dominicains à le juger. Ou bien fut-il recherché comme protestant, et pour avoir, dans un petit écrit, sous le nom de la Bestia trionfante, semblé attaquer la papauté elle-même? ou bien encore fut-il accusé seulement de mauvaises opinions en général, d'impiété,

'M. Wagner a publié en 1830, à Leipzig, en deux volumes, les œuvres italiennes de Bruno; il devait aussi donner une édition de ses écrits latins: il l'a commencée, mais non terminée.

d'athéisme, le mot de panthéisme n'ayant pas encore été inventé? Cette dernière conjecture est aujourd'hui démontrée. Il y avait alors à Rome un savant allemand, profondément dévoué au saint-siége, qui se fit une fête d'assister au procès et au supplice de Bruno, et qui raconte ce qu'il a vu à un de ses compatriotes luthériens dans une lettre latine plus tard retrouvée et publiée 1. Comme elle est peu connue, et n'a jamais été traduite en français, nous en donnerons ici quelques fragments. Elle prouve que Jordano Bruno a été mis à mort, non comme protestant, mais comme impie, non pour tel ou tel acte de sa vie, sa fuite de son couvent ou l'abjuration de la foi catholique, mais pour la doctrine philosophique qu'il répandait par ses ouvrages et par ses discours.

« GASPARD SCHOPPE A SON AMI CONRAD RITTERSHAUSEN 2.

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Ce jour me fournit un nouveau motif de vous écrire Jordano Bruno, pour cause d'hérésie, vient d'être brûlé vif en public, dans le Champ-de-Flore, devant le théâtre de Pompée....... Si vous étiez à Rome en ce moment, la plupart des Italiens vous diraient qu'on a brûlé un luthérien, et cela vous confirmerait sans doute dans l'idée que vous vous êtes formée de notre cruauté. Mais, il faut bien que vous le sachiez, mon cher Rittershausen, nos Italiens n'ont pas appris à distinguer entre les hérétiques de toutes les nuances; quiconque est hérétique, ils l'ap

Elle a paru pour la première fois en 1701, dans les Acta litteraria de Struve, fascic. v, p. 64.

En latin, Scioppius et Rittershusius. Ce sont des érudits et des critiques distingués.

pellent luthérien, et je prie Dieu de les maintenir en cette simplicité qu'ils ignorent toujours en quoi une hérésie diffère des autres. . .

. . . J'aurais peut-être cru moi-même, d'après le bruit général, que ce Bruno était brûlé pour cause de luthéranisme, si je n'avais été présent à la séance de l'inquisition où sa sentence fut prononcée, et si je n'avais ainsi appris de quelle hérésie il était coupable... (Suit un récit de la vie et des voyages de Bruno et des doctrines qu'il enseignait.)... Il serait impossible de faire une revue complète de toutes les monstruosités qu'il a avancées, soit dans ses livres, soit dans ses discours. Pour tout dire en un mot, il n'est pas une erreur des philosophes païens et de nos hérétiques anciens ou modernes qu'il n'ait soutenue... A Venise enfin, il tomba entre les mains de l'inquisition; après y être demeuré assez longtemps, il fut envoyé à Rome, interrogé à plusieurs reprises par le saint office, et convaincu par les premiers théologiens. On lui donna d'abord quarante jours pour réfléchir ; il promit d'abjurer, puis il recommença à défendre ses folies, puis il demanda encore un autre délai de quarante jours; enfin il ne cherchait qu'à se jouer du pape et de l'inquisition. En conséquence, environ deux ans après son arrestation, le 9 février dernier, dans le palais du grand inquisiteur, en présence des très-illustres cardinaux du saint-office, qui sont les premiers par l'âge, par la pratique des affaires et la connaissance du droit et de la théologie, en présence des théologiens consultants et du magistrat séculier, le gouverneur de la ville, Bruno fut introduit dans la salle de l'inquisition, et là il entendit à genoux la lec

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