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une députation à son quartier général. Il était presque nuit lorsque les envoyés se présentèrent. Le prince les reçut avec hauteur; il voulut à peine les entendre et leur dicta ses conditions: moyennant une rançon de vingt-cinq mille écus, la caution de douze otages, l'admission de quarante Suisses dans la place, et surtout la promesse de lui livrer le baron de Pymorin, il s'engageait à passer outre sans entrer dans la ville. Ces conditions furent acceptées; mais les députés n'avaient promis de livrer Pymorin que parce qu'ils le savaient hors de péril. Cet officier, prévenu des mauvais desseins du Béarnais contre sa personne, s'était sans plus attendre échappé de la ville sous un déguisement de femme.

Les conditions passées entre les envoyés et le roi n'avaient pas été signées : la nuit étant survenue durant les pourparlers, on s'était contenté de donner de part et d'autre sa parole, et dès le soir même, les quarante Suisses furent reçus dans la ville. Les députés s'occupèrent, aussitôt leur retour à Lons-le-Saulnier, de réunir la somme convenue; mais, le numéraire ne se trouvant pas en quantité suffisante, les familles se dépouillèrent de leur argenterie, les femmes de leurs bijoux, pour aider à former une valeur à-compte de la contribution. Le lendemain, au point du jour, les députés retournèrent au quartier général, trainant à leur suite deux charrettes qui portaient la rançon. Quelle ne fut pas leur surprise, lorsqu'arrivés à michemin, ils virent l'armée royale tout entière en marche sur Lons-le-Saulnier. L'un d'eux, le docteur Guillaume Desprels, prit la parole et se permit de rappeler au roi, dans les termes les plus respectueux, les conventions de la veille. On ne l'écouta pas. Comme il insistait et faisait entendre qu'un roi n'a que sa parole, Henri IV menaça l'orateur de le brancher au premier arbre s'il ne se taisait aussitôt. Le Béarnais, dit-on, en apprenant l'évasion de Pymorin, évasion qu'il soupçonnait les bourgeois d'avoir favorisée, était devenu furieux, et il avait immédiatement fait sonner le boute-sel pour marcher sur Lons-le-Saulnier.

En présence de ce brutal accueil, les députés se retirèrent; ils rentrèrent dans la ville, afin de prendre à la hâte des dispositions pour la défense; et les Lédoniens, exaspérés par l'insigne mauvaise foi du Béarnais, se préparèrent à résister jusqu'à la mort. Mais Henri IV savait que la place n'était ni en mesure ni en état de soutenir un siége: un homme à l'âme de valet, un homme indigne d'être né en FrancheComté, la terre de l'honneur (il se nommait Thiébaut Maguin, d'Arbois), s'étant présenté aux Lédoniens sous prétexte de leur rendre quelques services, avait pertidement abusé de leur confiance, pour surprendre le secret de leur mauvaise situation et pour tout apprendre au roi; de plus, les quarante Suisses admis depuis la veille dans Lons-le-Saulnier, et qui en occupaient les portes, les ouvrirent à l'armée française quand elle se présenta. Ce fut un dimanche 20 août que le roi de France fit son entrée à Lons-le-Saulnier; il en partit le même jour, impatient qu'il était d'arriver à Lyon pour y rejoindre Gabrielle d'Estrées mais il emportait avec lui l'or et les bijoux des Lédoniens et de leurs femmes! Cette manière d'agir était impudente, et rien ne peut l'excuser; elle mérite d'autant plus d'être flétrie, qu'elle fut l'œuvre de ce même Henri IV dont on a fait le type de la loyauté. Garder l'argent qu'une ville payait pour sa rançon, quand on venait déjà de manquer à sa parole d'honneur, c'était par trop méconnaître le respect qu'on se doit à soi-même. Il ne

restait plus au roi qu'à maltraiter les habitants de cette ville et à brûler leurs maisons. Un de ses lieutenants se chargea de cette besogne. Henri IV avait laissé le commandement de ses troupes à d'Aussonville, cet ancien capitaine ligueur dont nous avons parlé précédemment or d'Aussonville se ressouvenait de l'échec qu'il avait éprouvé cinq mois auparavant devant Salins, et il s'en vengea sur Lons-leSaulnier, en y autorisant toutes sortes de désordres et de violences de la part de ses soldats, en traitant les bourgeois avec une excessive dureté pour leur extorquer de l'argent, enfin en se comportant dans cette ville comme s'il l'eût prise d'assaut; et ce fut aux lueurs de l'incendie qu'il évacua la place, à la nouvelle que le connétable de Castille arrivait. Cet incendie dévora deux faubourgs: celui des Dames, où se trouvait le célèbre couvent de Sainte-Claire, et celui de Saint-Désiré, où se trouvait l'église de ce nom.

Les Lédoniens consacrèrent le souvenir de cette grande catastrophe, par l'inscription suivante, qui resta pendant longtemps au frontispice de l'une des portes de la ville:

LEDO VIATORI.

Civibus orbatam me cernis et igne crematam.
Hospitis hoc scelus est, illud et hostis erat.

C'est la vengeance qu'ils léguèrent à l'histoire'.

La campagne de Henri IV en Franche-Comté était finie, elle avait duré deux mois; mais, les historiens l'ont dit avec raison, cette expédition fut aussi infructueuse qu'impolitique; nous ajouterons qu'elle fut loin de faire honneur au nom du roi dont le peuple a gardé la mémoire. Cette expédition fut impolitique, en ce sens que les deux mois passés par Henri IV à rançonner les villes comtoises compromettaient ses intérêts au lieu de les servir pendant ce temps-là, les Espagnols faisaient éprouver dans les Pays-Bas à ses troupes, privées de sa présence, des revers qu'étaient loin de compenser les succès obtenus en Franche-Comté. Elle fut infructueuse, en ce sens que les Suisses, garants de la neutralité comtoise, pressèrent si vivement le roi d'évacuer la province, qu'il le fit pour ne pas se brouiller avec eux. Sully, le grand ministre de Henri IV, nous apprend dans ses Mémoires que l'expédition de la FrancheComté n'obtint point son assentiment; et le roi se fût épargné bien des mécomptes s'il eût préféré en cette circonstance les avis d'un homme d'État expérimenté, aux conseils d'une maîtresse ambitieuse.

La campagne de Franche-Comté, vient-il d'être dit, ne fit guère honneur au roi populaire. En effet, Henri IV n'a laissé dans les montagnes du Jura que le souvenir d'un conquérant, c'est-à-dire de l'homme de guerre pour qui la force victorieuse légitime tous les excès. Le pillage, le sac et l'incendie de plusieurs villes, au mépris des traités; la violation des lois de la guerre, l'assassinat d'un brave officier qui

1 Voici, pour ceux de nos compatriotes qui ne sont pas familiarisés avec la langue latine, la traduction de ces deux vers:

LONS-LE-SAULNIER AU VOYAGEUR.

Tu me vois vide d'habitants et dévastée par le feu.

C'est le crime d'un hôte, ce ne devait être que l'acte d'un ennemi.

s'était loyalement défendu, ont donné à l'invasion française un caractère de brigandage et de cruauté justiciable de l'histoire. Que tous les crimes commis alors n'aient pas été l'œuvre du roi; que l'orgueil et l'inhumanité de ses lieutenants en aient accompli la plupart, c'est vrai: mais Henri IV était présent; mais en n'empêchant pas, en autorisant peut-être les actes de ses subordonnés, il s'en est rendu responsable, et voilà pourquoi son nom a longtemps été abhorré parmi les FrancComtois.

Du reste, on aurait tort de s'imaginer que Henri IV, aujourd'hui le plus populaire des rois qu'ait possédés la France, a toujours joui de cette popularité. Loin de là détesté de son siècle, il fut oublié par le siècle suivant, rempli des noms de Richelieu et de Louis XIV; et si, plus tard, on l'a loué jusqu'à l'adoration, si l'on en a fait presqu'un grand homme en même temps que le meilleur des rois, c'est à l'auteur de la Henriade, c'est à Voltaire, qu'il doit cette réputation posthume.

CHAPITRE CINQUIÈME.

Paix de Vervins. - Souffrances et mort de Philippe II.

- Sa fille Isabelle-Claire-Eugénie, comtesse de Bourgogne. Acquisition des salines de Salins par le domaine. — Élévation du parlement de Dôle; abaissement de la noblesse. Le cardinal de Richelieu; sa politique. Déclaration de guerre à l'Espagne. — Philippe IV, roi d'Espagne et comte de Bourgogne. Le duc de Lorraine en Comté; plaintes au parlement. Attachement des Franc-Comtois à la maison d'Espagne. Menace d'une invasion en Franche-Comté; élan général. fense. Forces militaires du pays.

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Le parlement, organisateur de la déLes corps-francs.- Le baron d'Arnans; le colonel Varroz ; Entrée des Français en Franche-Comté; mani

le capitaine Lacuzon. — Guerre de dix ans. feste royal. Le prince de Condé devant Dôle. - Jean Boyvin; Girardot de Beauchemin. — Ardeur de la population doloise. -Le siége; ses incidents; ses épisodes, sa durée; boulets, bombes et mines. - Constance héroïque des Dolois. - Désespoir du prince de Condé. — Retraite des Français. Joie dans la Comté. Gloire et puissance du parlement. Le poëte Mairet, de Be

sançon.

Au commencement du mois de février 1598, trois délégués de Philippe II, parmi lesquels on remarquait le Franc-Comtois Jean Richardot, président du conseil privé des Pays-Bas, arrivèrent à Vervins pour traiter avec les plénipotentiaires de Henri IV, et après de vives et nombreuses contestations, la paix fut conclue le 2 mai de la même année: elle portait que l'Espagne et la France se restituaient mutuellement leurs conquêtes. Il dut en coûter beaucoup au vieux monarque espagnol de signer une telle paix, si décevante conclusion de ses quarante années d'efforts, de sacrifices et de cruautés. C'est que l'implacable ennemi de la France s'avouait vaincu; c'est que, désespérant d'atteindre le double but qu'il poursuivait, la restauration du catholicisme et l'établissement d'une monarchie universelle, Philippe II s'arrêtait brisé sous le sentiment de son impuissance, et brisé en même temps sous le poids de la souffrance physique. Réduit à ne plus sortir de son morné palais de l'Escurial, il s'y consumait en proie à des tortures si étranges, qu'elles semblaient une expiation vengeresse des supplices qu'il avait prodigués à tant de victimes. Ce qu'il souffrit pendant plusieurs mois avant de mourir dépassa la mesure des épreuves humaines : il avait le corps desséché par l'étisie, rongé par la goutte et la vermine, creusé par d'affreux ulcères, et ce fut au milieu des atroces douleurs de cette décomposition physique qu'il expira le 13 septembre 1598. Il mourut au moment de voir s'accomplir un mariage qu'il avait arrangé lui-même, et sur lequel il espérait asseoir la puissance de sa maison: le mariage de l'infante Isabelle-ClaireEugénie sa fille avec l'archiduc Albert d'Autriche. L'infante et l'archiduc étaient déjà fiancés depuis quelque temps, et Philippe leur avait accordé la possession des Pays-Bas et de la Franche-Comté, sous la suzeraineté de l'Espagne. En effet, un mois avant la mort du roi, c'est-à-dire le 14 août 1598, les états généraux des Pays-Bas s'étaient assemblés à Bruxelles pour prêter serment à l'infante IsabelleClaire-Eugénie entre les mains de son futur époux; et cette princesse avait également été proclamée dans la Franche-Comté. Les historiens nous apprennent que la

nouvelle souveraine était une femme d'un cœur aussi noble que d'un esprit supérieur; tête intelligente et forte, elle avait donné des preuves d'une raison si précoce, que le roi Philippe II son père l'admit, dit-on, au conseil dès l'âge de douze ans.

Isabelle, à l'exemple des archiduchesses qui l'avaient précédée dans le gouvernement des Pays-Bas et de la Franche-Comté, résidait habituellement en Flandre. Bien que les Comtois ne la virent pas durant tout son règne, ils ne cessèrent d'avoir pour elle un sincère attachement car elle leur témoigna toujours la plus grande estime; elle respecta scrupuleusement leurs libertés provinciales et municipales, et, chose inappréciable, elle éloigna la guerre de leurs foyers, en faisant renouveler le pacte de neutralité, souvent violé dans ces derniers temps. Ce renouvellement eut lieu en 1611 : l'acte portait que la neutralité serait observée jusqu'en 1640, mais elle ne le fut que jusqu'en 1636, par suite des événements politiques qui survinrent, et dont nous parlerons bientôt.

Ce fut sous le règne de Claire-Eugénie que la propriété de toutes les salines de Salins passa dans le domaine des comtes de Bourgogne. Jusqu'à cette époque, le puits à muire ou petite saline, par suite de donations que les sires de Salins et que les princes des maisons de Chalon et de Vienne avaient faites tant à des laïques qu'à des ecclésiastiques, était restée partagée entre quelques seigneurs particuliers et plusieurs abbayes, prieurés et chapitres. Il est vrai que, vers 1590, le roi Philippe II, en sa qualité de comte de Bourgogne, avait essayé de réunir ces diverses portions, en s'obligeant de fournir à chaque propriétaire une certaine quantité de sel; mais, sur la réclamation du clergé, qui se prétendait lésé par cette disposition, l'affaire avait été portée devant le pape Clément VIII. La mort du pape et celle de Philippe Il étant survenues, la question en resta là jusqu'au règne de Claire-Eugénie. Le successeur de Clément VIII nomma les évêques de Bâle et de Genève pour arranger le différend ces deux prélats convertirent la quantité de sel réclamée par le clergé, en une somme d'argent que le domaine du souverain s'engagerait à payer, et dès lors la propriété des salines resta entre les mains des comtes de Bourgogne. Mais tandis que les Franc-Comtois, garantis, par le renouvellement du pacte de neutralité, contre les agressions de l'extérieur, mettaient à profit les bienfaits de la paix pour réparer les désastres de l'invasion de 1595, à l'intérieur se poursuivait une lutte intéressante, qui devait amener le triomphe de la bourgeoisie. Depuis Charles-Quint, la domination des rois d'Espagne sur la Franche-Comté n'avait guère été que nominale: l'autorité réelle résidait dans les mains des parlementaires de Dôle et du gouverneur général de la province. Mais entre le gouverneur, qui représentait la caste aristocratique, et les parlementaires, en qui se personnifiait la classe bourgeoise, le pouvoir était plutôt tiraillé que partagé, et des conflits s'élevaient fréquemment. Or ces rivalités tournaient toujours à l'avantage des parlementaires : ils étaient sortis de chaque nouvelle lutte, plus puissants, plus confiants en eux-mêmes; et, forts de leurs droits acquis, encouragés par les succès obtenus, ils ne montraient que plus d'ardeur à combattre encore, certains de gagner d'autres victoires. Ce fut ainsi qu'en s'aidant de leur énergie, de leurs talents, de leur persévérance, ils arrivèrent de lutte en lutte, de conquête en conquête, à se superpo

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