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faisant, de Souabes, d'Alsaciens, de Français, et le 4 de janvier 1477 il arriva près du camp bourguignon avec une vingtaine de mille hommes. La veille, Campo-Basso avait levé le masque en désertant avec ses gens. Vainement conseilla-t-on au duc de Bourgogne de se retirer devant des forces quadruples des siennes : devenu plus irritable par le malheur, et plus absolu dans ses volontés, il rejeta tous les avis, il s'emporta en injures contre les chevaliers qui avaient parlé de lever le siége: « Ce soir, dit-il, nous donnerons l'assaut à la ville, et demain nous livrerons la bataille. » L'assaut fut donné, mais repoussé; on se prépara pour le lendemain à la bataille.

Charles s'arma dès le matin. Comme il mettait son casque, le lion doré de Bourgogne vint à se détacher du cimier et tomba : « C'est un signe du ciel, »> dit-il tristement. La bataille s'engagea le dimanche 5 janvier, entre les dix et onze heures. Elle dura peu. Dans les premiers moments, les hommes d'armes de Charles remportèrent quelques légers avantages sur les cavaliers du duc de Lorraine; mais, lorsque les Bourguignons se virent assaillis par l'avant-garde suisse, lorsqu'ils eurent entendu le retentissement des terribles trompes d'Uri et d'Unterwalden qui les avaient tant effrayés à Granson et à Morat, tout fut dit : ils se débandèrent et commencèrent à fuir vers les montagnes voisines. Charles a remarqué ce mouvement. Il pique des deux pour voler sur le point où se montrait le désordre; par ses menaces et ses exhortations, il ramène les fuyards et parvient à rétablir le combat. Efforts inutiles! En un instant l'armée bourguignonne est écrasée : Charles voit tomber autour de lui tous ses plus braves guerriers, il voit se disperser le peu de soldats qui lui restent, et lui-même n'a bientôt plus qu'à chercher son salut dans la fuite. Alors il s'élança de toute la vitesse de son coursier, à travers les rangs ennemis, pour regagner le quartier qu'il avait occupé pendant le siége de Nancy; mais on dit qu'au moment où il faisait franchir un fossé à son cheval, il fut atteint par un gentilhomme lorrain, nommé Claude de Beauzemont, qui l'abattit d'un coup de lance. Le duc se releva et se mit en défense; frappé de deux autres coups, il s'écria Sauve le duc de Bourgogne! Claude de Beauzemont, qui était sourd, et qui crut entendre: Vive le duc de Bourgogne! revint à la charge, fendit la tête à son adversaire, depuis l'oreille jusqu'à la bouche, et passa outre sans savoir à qui son bras avait donné la mort.

Quel contraste et combien sont étranges les vicissitudes de la fortune! Le soir même de la bataille, le duc René, fier, joyeux, salué des acclamations populaires, faisait son entrée triomphale dans sa bonne ville de Nancy. Le surlendemain de cette bataille, on trouvait dans l'étang Saint-Jean un corps mutilé, complétement nu; la moitié de la figure était prise dans la glace, et les bêtes avaient déjà mangé l'autre moitié c'était le cadavre du duc de Bourgogne. On ne le reconnut qu'à quelques signes particuliers.

Telle fut à quarante-quatre ans la fin de ce fameux Charles de Bourgogne, le dernier représentant de la grande vassalité. Celui qui l'avait vaincu par la main des Suisses et des Lorrains, c'était le fondateur de la royauté bourgeoise, c'était Louis XI. Charles de Bourgogne fut le dernier duc de sa race prince orgueilleux et justement surnommé le téméraire, il n'avait réussi, par ses fautes, son ambition

et ses rêves de conquête, qu'à consommer la ruine de sa maison; homme d'un caractère sombre, cruel et perfide, nul ne le regretta; personnage extraordinaire, il avait tant occupé les esprits pendant sa vie, que la crédulité populaire en fit une sorte d'être merveilleux après sa mort on fut longtemps sans pouvoir s'imaginer que le grand duc d'Occident, comme on l'appelait, n'existât plus, et cette croyance contribuait à semer sur sa renommée les bruits les plus étranges, à le rendre le sujet de mille histoires fabuleuses. On l'avait vu passer à tel endroit, disaient les uns; il se tenait renfermé dans quelque château, disaient les autres; on le gardait prisonnier en Allemagne, répétait-on plus loin; et l'on s'attendait si généralement à le voir reparaître, que dix ans encore après sa mort, des gens du peuple faisaient la gageure qu'il allait revenir; que des marchands livraient gratuitement leurs marchandises, à la condition qu'on la leur payerait le double lors de son prochain retour. De tout temps les hommes ont eu l'imagination ainsi faite lorsqu'ils voient quelqu'une de ces puissantes individualités agiter dans leurs mains les destinées des peuples, ou remplir du bruit de leur nom les échos du monde, ils se plaisent à leur donner une physionomie à part, à les environner d'un prestige qui les distingue des autres humains; ils semblent s'habituer à ne pas croire leur être matériel plus périssable que leur souvenir : et quand arrive le jour où ces brillants météores s'effacent de la terre, l'esprit des masses reste incrédule devant la pensée qu'ils ont à jamais disparu. Sans remonter aux noms des temps antiques, est-ce que FrédéricBarberousse en Allemagne, don Sébastien en Portugal, Charles XII en Suède, n'ont pas été tour à tour marqués du cachet de cette existence posthume? et n'avons-nous pas vu dans notre siècle toute une génération de soldats faire survivre Napoléon à lui-même? Un vieux grenadier à qui l'on disait que son empereur était mort, ne répondait-il pas d'un air profondément convaincu : « Lui mort! on voit bien que vous ne le connaissez pas! »

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CHAPITRE NEUVIÈME.

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Marie de Bourgogne et Louis XI. - Démembrement des États bourguignons. Le nom de Franche-Comté. — Réunion de la Bourgogne à la France. — Événements en Picardie, en Artois, dans les Pays-Bas. - Soulèvement de la FrancheHugonet et Himbercourt. Fautes de Louis XI. Comté. Les états de Dôle. Jean de Chalon-Arlay IV, prince d'Orange. Le sire de Craon.Insurrection de Dôle. Conduite du prince d'Orange. - Il est nommé lieutenant général. — Organisation des moyens de défense. Les Suisses auxiliaires. Guillaume de Vaudrey, commandant de Vesoul. Succès des Franc-Comtois. Colère de Louis XI contre le prince d'Orange. — Bataille du pont de Magny. - Le sire de Craon à Besançon. Siége de Dôle. — Lettre d'un Gascon. - Défense des Dolois. - Claude de Vaudrey à Gray. Expulsion des Français de cette ville; le capitaine Sallazar. - Victoire des Dolois. - La procession commémorative et la devise. - Mariage de Marie de Bourgogne. La Franche-Comté sous la maison d'Autriche. Reprise des armes en Franche-Comté. Charles d'Amboise. Charles de Neufchâtel à l'assemblée de Zurich. Nou

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veau siége de Dôle. - Attitude des habitants. - Épisode de la forêt de Chaux. Secours envoyés par Sigismond d'Autriche. — Lâche trahison. - Sublime désespoir des Dolois. Sac de Dôle.La cave d'enfer. Soumission de Salins et de Poligny. Courageuse résistance des Arboisiens. Soumission du bailliage d'Amont. Désastre de Vesoul. Charles d'Amboise et les gouverneurs de Besançon. - Guerre dans la montagne. - État de la Franche-Comté. - Bataille de Guinegate. Louis XI à Saint-Claude. Mort de Marie de Bourgogne. - Traité d'Arras. Derniers jours de Louis XI; Jacques Coictier, de Poligny. Charles VIII, successeur de Louis XI. - Les états de Besançon. Historique de l'imprimerie en Franche-Comté; Salins. - Maximilien d'Autriche et Anne de Bretagne.- Troisième guerre en Comté. Succès de Maximilien. Le traité

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d'association. Le sire de Baudricourt. Journée de Dournon. Franche-Comté rendue à l'Autriche.

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Il y a de ces hommes funestes qui n'apportent avec eux qu'agitation et discordes et ne laissent, après leur disparition, que troubles et calamités : tel fut Charles le Téméraire. « Dieu veuille avoir votre âme, beau cousin, disait le duc René de Lorraine en s'approchant du lit de parade où l'on avait déposé le cadavre du prince; vous nous avez fait à tous bien des maux et des douleurs.» Trois siècles plus tard, le roi de France Louis XV, visitant à Bruges le tombeau de Charles et celui de sa fille, s'écriait «Voilà l'origine de toutes nos guerres. » Ce mot n'était que trop vrai.

La fortune de la maison de Bourgogne, si rudement ébranlée par les fautes et les revers du dernier duc, avait plus que jamais besoin d'un bras puissant pour la soutenir; et c'était aux débiles mains d'une jeune fille de vingt ans, que la tâche d'empêcher le croulement de cette grande fortune se trouvait abandonnée. On comprend par là que la noble maison de Bourgogne, « qui tant avait été riche, glorieuse et honorée de près et de loin,» selon l'expression de Comines, touchait à sa ruine : car, d'un côté, la princesse Marie, faible femme sans expérience, sans éducation politique, ne pouvait rien par elle-même; et, de l'autre, cette jeune héritière ne devait voir personne se lever en sa faveur, la conduite insensée de son père ayant fait périr sur les champs de bataille, ou réduit en captivité, ou jeté dans les bras de la France, les meilleurs chevaliers des Bourgognes et des Pays-Bas. Marie se trou

vait donc seule, sans appui, sans protecteurs; et le plus redoutable ennemi de sa maison, celui qui depuis si longtemps travaillait à l'abattre, Louis XI, était là qui n'attendait qu'un moment favorable pour lui porter le dernier coup. Ce moment tant désiré, tant épié, Louis XI le voyait enfin venu la mort de Charles le Téméraire comblait tous ses désirs, en lui fournissant l'occasion de réunir le domaine bourguignon à sa couronne; et, par une circonstance unique, providentielle en quelque sorte, il pouvait réaliser cette inappréciable conquête, pacifiquement, sans secousse, sans effusion de sang : l'échange d'un simple anneau de mariage suffisait pour cela. La conduite de Louis se trouvait ici toute tracée ce qu'il avait à faire, c'était de presser, de consacrer au plus tôt l'union de son fils Charles avec mademoiselle de Bourgogne; ce mariage donnait à la France les Pays-Bas tout entiers avec l'Artois, la Picardie et les deux Bourgognes. Le roi, malheureusement, ne comprit pas cette politique, ou plutôt il la comprit bien, mais il ne voulut pas la suivre il craignit qu'une telle alliance ne rendit son fils trop puissant; et, manquant ainsi au rôle simple et national qu'il avait à jouer, il préféra recourir à ses moyens favoris, la perfidie et la ruse.

Charles le Téméraire était mort le 5 janvier 1477. Quatre jours après, Louis faisait partir pour l'Artois, la Picardie et les Pays-Bas, des commissaires chargés de « recevoir en l'obéissance du roi tous ceux qui s'y voudraient mettre. » En même temps il enjoignait à ses lieutenants Georges de Craon et Chaumont d'Amboise d'occuper militairement les deux Bourgognes, en leur recommandant d'annoncer à ceux de la duché et à CEUX DE LA FRANCHE-COMTÉ son intention d'unir le dauphin son fils à la princesse Marie. Cette expression, ceux de la Franche-Comté, était excessivement adroite, de la part de Louis XI. Le rusé monarque, qui se disposait à dépouiller mademoiselle de Bourgogne de son héritage, avait besoin, dans l'intérêt de ses perfides desseins, de gagner les Comtois par des cajoleries, et voilà pourquoi il donnait à leur pays le nom flatteur de Franche-Comté. Ce nom, à peu près oublié, était donc ici fort à propos remis au jour; comme il resta désormais à la province, nous la désignerons ainsi à l'avenir.

L'annonce du mariage du dauphin avec Marie n'était qu'une feinte Louis XI avait mis en avant cette union, parce qu'il savait qu'on la désirait généralement dans les Bourgognes, et qu'alors il pourrait se présenter comme ayant la garde noble de la jeune héritière. Mais l'astucieux monarque ne tarda pas à se démasquer: dès le milieu de janvier 1477 il revendiquait nettement le duché de Bourgogne, en vertu du principe qui régissait les apanages, à savoir le retour à la couronne faute d'héritier måle. En vain Marie et son conseil firent-ils valoir que le duché n'était point du domaine de la couronne; que l'acte de donation du roi Jean II en faveur de son fils Philippe le Hardi n'avait pas stipulé l'exclusion des femmes; et qu'en admettant même que les femmes ne fussent pas habiles à succéder, il existait encore un descendant male du duc Philippe, Jean de Bourgogne, comte de Nevers : toutes ces raisons échouèrent devant la volonté du roi de France. Celui-ci, du reste, avait mis dans ses intérêts les plus influents personnages du pays, entre autres Jean de Chalon-Arlay IV, prince d'Orange, dont Charles le Téméraire s'était aliéné les bonnes dispositions en lui retirant plusieurs de ses terres, et que Louis XI s'était

rendu favorable en lui promettant, avec la restitution de ces mêmes terres, le gouvernement des deux Bourgognes s'il y faisait recevoir des garnisons françaises. Or le prince d'Orange plaida si chaleureusement la cause du roi devant les états de Bourgogne, réunis à Dijon, que le 29 janvier ces états reconnurent « Louis pour leur souverain droiturier et naturel seigneur; » puis ils remirent en sa main le duché avec toutes ses dépendances, « suppliant seulement le roi de garder à mademoiselle de Bourgogne son droit, ainsi qu'il l'avait promis. » Voilà comment le duché se trouva réuni d'une manière définitive à la France; et c'est par lui que coinmença le démembrement des États de la maison de Bourgogne. Vint le tour de la Franche-Comté; mais avant de dire par quel moyen Louis XI obtint cette province, rappelons en quelques lignes ce qui se passa dans les autres parties du domaine de Charles le Téméraire.

En Picardie, les succès du roi furent rapides. Les populations de cette contrée n'avaient jamais aimé la domination bourguignonne; et, restées françaises par le cœur, elles ne demandaient qu'à le redevenir: aussi ne manquèrent-elles pas l'occasion qui se présentait. La plupart des villes se rendirent sans combat; les autres arborèrent spontanément la bannière de France, ou bien ouvrirent volontairement leurs portes aux soldats de l'armée royale. En Artois, le roi rencontra de la résistance; mais elle ne fut pas assez sérieuse pour l'empêcher de réussir. Par force et par argent, il amena bientôt à soumission toutes les places de la province, à l'exception cependant de Saint-Omer, qui ne voulut pas recevoir les Français. Quant aux Pays-Bas, les choses s'y passèrent autrement. Louis XI, fidèle à sa politique tortueuse, avait fomenté des troubles dans ces provinces, en Flandre principalement, espérant de cette manière ôter à la princesse Marie tout moyen de résistance, et la réduire à se jeter sans condition entre ses bras. Les Flamands, du reste, n'avaient pas besoin des excitations du dehors: leurs transports de joie en apprenant la mort de Charles le Téméraire disaient assez toute leur pensée contre la maison de Bourgogne. Ils étaient résolus à secouer le joug de cette maison qui depuis quatre-vingts ans pesait si lourdement sur eux, et leur haine allait se déchaîner d'autant plus vio lente, qu'elle avait été plus longtemps contenue. A Gand, où résidait la princesse Marie, l'agitation était extrême le peuple avait commencé par refuser les taxes et gabelles, et par s'emporter en paroles menaçantes contre tout ce qui tenait à l'administration bourguignonne, principalement contre les deux plus éminents serviteurs du feu duc, le chancelier Hugonet et le sire d'Himbercourt, qui formaient le conseil privé de Marie et travaillaient de tout leur pouvoir au mariage de la jeune duchesse avec le dauphin. C'était là ce qui justement rendait ces deux seigneurs particulièrement odieux aux Flamands: ceux-ci ne voulaient pas de ce mariage, qui les plaçait sous la domination directe de la France; ce qu'ils voulaient, c'était que l'héritière de Bourgogne épousât quelque prince allemand, pas trop puissant, et qui leur donnat l'appui de l'Empire sans pouvoir inquiéter leurs franchises et libertés. Enlin la révolte éclata: les Gantois, entre autres, se firent remarquer par la violence de leur haine; ils emprisonnèrent ou massacrèrent la plupart des officiers municipaux qui devaient leur nomination au dernier duc, ils imposèrent un conseil de bourgeois à Marie et la tinrent presque captive. Celle-ci, pour apaiser les mécontents, leur res

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