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dans la Seine, parce qu'il ne voulait pas que les baigneurs découvrissent au fond de l'eau les cadavres qu'on y jetait chaque nuit une pierre au cou, et il étouffait dans des flots de sang toute conspiration en faveur du Bourguignon. Par tant de vexations et de cruautés, le duc d'Armagnac allumait des haines, appelait des vengeances dont il allait être lui-même une des premières victimes.

Un parti bourguignon de sept à huit cents hommes s'étant introduit dans Paris, à l'aide de quelques jeunes gens qui leur avaient ouvert une des portes, les bourgeois accueillent leur entrée au cri de vive Bourgogne ! et le peuple se soulève. Ce sont alors de terribles représailles on court sus aux Armagnacs, on les égorge dans les rues, on les jette par monceaux dans les prisons du Châtelet. Ceux qui parviennent à s'échapper vont se réunir auprès de la Bastille, où ils essayent de se défendre on les écrase. Le comte d'Armagnac est pris; le roi lui-même tombe aux mains des insurgés, qui le promènent en triomphe à travers la ville. Tout ce qui porte le nom d'Armagnacs est marqué du doigt sanglant de la réaction, est immolé sans pitié. Bientôt le peuple, ne trouvant plus d'aliments à sa fureur, se rappelle les prisonniers du Châtelet; il résout de s'en débarrasser, et il court faire des Armagnacs un massacre général : les hommes, les femmes, les enfants, les prêtres, personne n'est épargné. Trois mille victimes, au nombre desquelles on reconnut le comte d'Armagnac, périrent dans l'espace de quarante-huit heures (juin 1418).

Peu de temps après, Jean-sans-Peur arrive à Paris, accompagné de la reine Isabeau, qu'il venait d'enlever de Tours, où Charles, troisième dauphin, l'avait exilée sur les instigations du comte d'Armagnac. Les Parisiens accueillent le Bourguignon avec transport, et tout est rétabli sur l'ancien pied par le duc il proclame l'abolition des impôts, il fait restituer aux bourgeois leurs armes ainsi que leurs priviléges mais la réaction, les vengeances continuent; les prisons se remplissent de nouvelles victimes. Pendant ce temps-là, l'épidémie décimait la capitale, et une famine affreuse la dévorait; pendant ce temps-là, les Anglais s'installaient au cœur du royaume car ils occupaient la Normandie tout entière; et Rouen, qui venait de tomber en leur pouvoir, malgré l'héroïque défense d'Alain Blanchard son maire, Rouen les avait rendus maîtres du cours inférieur de la Seine. Le péril de la situation imposait aux princes le devoir d'oublier leurs inimitiés pour se rappeler qu'ils étaient Français : c'est ce que comprit le duc de Bourgogne. Il cherche à se rapprocher du dauphin et le conjure de s'unir à lui contre l'ennemi commun. Le dauphin fait demander au Bourguignon une entrevue sur le pont de Montereau. Les serviteurs du duc lui disent de se méfier et de ne pas aller au rendez-vous; mais la dame de Giac sa maîtresse, qui avait tout pouvoir sur son esprit et sur son cœur, le décide, par de perfides insinuations, à déférer aux avances du dauphin. Cette dame de Giac, qui le trahissait, était, disent les historiens, la plus belle, la plus spirituelle, mais aussi la plus dangereuse femme de son temps.

Arrivé devant le dauphin, Jean-sans-Peur ôte son chaperon bleu à longues bandes de velours noir, met un genou en terre, et dit : « Monseigneur, je suis venu à votre commandement; vous savez la désolation de ce royaume, votre domaine à venir. Entendez à la réparation d'icelui. Quant à moi, je suis prêt d'y exposer les corps et les biens de moi et de mes vassaux, alliés et sujets. Beau cousin, réplique le

dauphin, vous dites si bien, que l'on ne pourroit mieux. Levez-vous et vous

couvrez. »

Au même instant, on entendit crier: Alarme! alarme! tue! tue! Et Jean-sansPeur tomba, mortellement frappé à la tête par la hache d'armes du prévôt Tanneguy-Duchâtel.

Ainsi finit Jean-sans-Peur, victime d'une trahison aussi noire que celle dont il avait lui-même donné l'exemple: un assassinat avait ouvert sa sombre et sanglante existence politique; un autre assassinat l'avait fermée. Le premier de ces crimes avait livré la France à douze ans de guerres civiles; le second de ces crimes allait la jeter aux pieds de l'étranger.

La France venait d'être assassinée, pour ainsi dire, dans la personne du duc de Bourgogne.

Arménier.

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CHAPITRE SEPTIÈME.

Philippe le Bon, duc et comte de Bourgogne. — Son alliance avec l'Angleterre. — Traité de Troyes. - État de la France. Philippe dans les Bourgognes. Philippe à Dôle; le parlement. -Guy Philippe à Besançon. — Agitations de cette ville; Louis de Chalon, vicaire de l'Empire. Philippe à Salins, à Orgelet, à Genève, à Nozeroy. -- Création du bailliage de Dôle et de la chambre du conseil. — Les Français en Bourgogne. — Misère en France et dans les Bourgognes Création de l'université de Dôle. — Révolte à Besançon. L'empereur Sigismond. — Jean Hus. Besançon au ban de l'Empire. — Renonciation au vicarial impérial. — Agonie de la France.— Dieu et le peuple. — Jeanne Darc; sa vie, son procès, sa mort. - Réveil de la France. - Traité d'Arras. Les Écorcheurs. — Expulsion des Anglais. — Incidents en Comté. — Franche-Comté, héraut d'armes de Philippe le Bon. Nouveaux troubles à Besançon. Jean de la Rochetaillée

Ménard et les gouverneurs.

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et le concile de Bâle. — Besançon excommunié. — Traité entre l'archevêque et les citoyens. Philippe le Bon à Besançon, La Toison d'Or. Destruction du château de Brégille. — Quentin Arbitrage du duc de Bourgogne. Taille jetée sur la ville. — Effervescence parmi le peuple; Jean Boizot. Révolution. Thiébaut de Neufchâtel à Besançon. Compression du mouvement populaire. Traité d'association. — Jean de Granson, sire de

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Déclin de la féodalité; progrès de la bourgeoisie. · Publication des coutumes de
Influence de son règne sur la Fran -

Pesmes.
Franche-Comté.
che-Comté.

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Un jour de l'année 1521, le roi François Ier, visitant, à la chartreuse de Dijon, les restes des ducs de Bourgogne, regardait avec étonnement la large ouverture que la hache de Tanneguy-Duchâtel avait faite au crâne de Jean-sans-Peur : « Sire, lui dit le prieur des chartreux, c'est par ce trou-là que les Anglais sont entrés en France.» Mot qui n'était pas seulement original: il n'était que trop vrai malheurensement.

La nouvelle de l'attentat commis sur Jean-sans-Peur vint surprendre à Gand le comte de Charolais son fils. C'était un jeune homme de vingt-deux ans ; on le nommait Philippe. Né à Dijon en 1396, il avait épousé en 1409 madame Michelle de France, fille puînée de Charles VI. « Madame Michelle, lui dit-il, votre frère a tué mon père; » puis, s'adressant à ses chevaliers; « Aidez-moi constamment à venger ce crime, » et, l'âme pleine de vengeance, il se prépare à la guerre en s'unissant à l'Angleterre. Jean-sans-Peur avait été frappé le 10 septembre 1419; le 24 décembre de la même année, son fils signait, à Troyes en Champagne, un traité rédigé de la main de Henri V, roi d'Angleterre, et où il était dit :

Que le roi d'Angleterre épouserait madame Catherine, fille aînée de Charles VI; Qu'il laisserait à celui-ci la jouissance de sa couronne et les revenus du royaume pendant sa vie;

Qu'à lui, roi d'Angleterre, serait dévolu le titre de roi de France après la mort de Charles VI;

Que, la maladie de ce dernier l'empêchant de vaquer au gouvernement, il prendrait, lui roi d'Angleterre, le titre et l'autorité de régent;

Que les princes, les grands, les communes, les bourgeois lui prêteraient serment comme tel, et s'engageraient à le reconnaître pour souverain après la mort du roi Charles VI.

D'un trait de plume, Philippe de Bourgogne livrait la France à l'Angleterre. Sans doute, au point de vue filial, le ressentiment de Philippe était légitime; mais, au point de vue politique, ce ressentiment devait s'effacer devant un intérêt plus sacré la patrie passe avant la famille. Et, pour venger le meurtre d'un homme, il devenait injuste de faire retomber le coup sur tout un pays innocent de ce meurtre; il devenait impie de plonger sciemment ce pays dans un abîme de malheurs; il devenait sacrilége de le vendre à l'étranger. Aussi l'histoire a-t-elle frappé d'une énergique réprobation la conduite de Philippe, qui ne sut se venger, lui prince du sang des Valois, qu'en signant la déchéance de sa race; lui prince français, qu'en immolant sa patrie.

Cinq mois plus tard, la reine Isabeau, d'intelligence avec le duc Philippe, dont elle suivait toutes les inspirations, présentait au roi Charles VI son époux le parjure traité de Troyes; et Charles VI, triste vieillard qui n'avait plus ni raison ni mémoire, signait, au préjudice du dauphin son fils, l'abandon de sa couronne en faveur du roi d'Angleterre. Ce fut à la date du 21 mai 1420 que se consomma cette forfaiture contre l'honneur national; et, faut-il l'écrire! non-seulement les états généraux de Paris ratifièrent ce traité et le reconnurent solennellement comme loi du royaume; mais le peuple même de Paris, la cité-mère des sentiments patriotiques, mais les villes du nord de la France, accueillirent avec joie la nouvelle de ce changement dans la succession au trône! Pauvre France, il ne lui restait plus qu'à se voiler le front. Elle, si grande, si forte, si glorieuse à l'avénement des Valois, voilà jusqu'à quel point elle se trouvait humiliée, outragée, déchue par les fautes de cette orgueilleuse et fatale dynastie! En quatre-vingt-huit ans, la France était tombée à ce degré d'impuissance et d'abaissement, qu'on osait lui donner pour héritier de ce même trône où saint Louis, où Philippe-Auguste, où Charlemagne s'étaient assis, qu'on osait lui donner un fils de sa séculaire ennemie un Anglais! Il est consolant de pouvoir dire que ce grand déshonneur ne s'accomplit pas sans rencontrer de nobles et pieuses protestations. A l'idée d'avoir pour souverain un étranger, la pudeur nationale se révolta: tous ceux qui, parmi les Français, conservaient encore quelque respect d'eux-mêmes ou portaient encore au fond du cœur le culte de la patrie, ne virent pas sans indignation la couronne de leur pays passer aux mains d'un peuple auquel ils devaient déjà tant de malheurs, et la pensée que la noble France allait devenir vassale de l'Angleterre leur fit maudire le traité de Troyes. Dans les Bourgognes aussi, bien des récriminations, bien des clameurs s'élevèrent contre le fatal traité là, on le regardait comme damnable et de toute nullité, comme plein de divisions, de haines, de guerres, de troubles, de parjures; on répétait que tout bon chrétien, que tout homme libre devait le détester et le combattre, et l'on vit un grand nombre des serviteurs de Philippe « refuser de prêter serment à l'ancien et mortel ennemi de la France. »

Tandis que le fils de Jean-sans-Peur poursuivait ainsi sa vengeance, un arrêt du parlement de Paris condamnait au bannissement perpétuel et déclarait déchu de la

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succession au trône le dauphin, qui s'était, après l'épisode du pont de Montereau, retiré dans l'Auvergne avec une troupe d'aventuriers, et s'y tenait cantonné. Pendant ce temps-là, les affaires allaient mal pour son parti: le sire de Lafayette, un de ses lieutenants en Anjou, remportait, il est vrai, à Baugé une victoire sur les Anglais; mais le duc de Bourgogne battait à Mons-en-Vimeu, dans la Picardie, Poton de Saintrailles, un autre de ses lieutenants; et de son côté le roi d'Angleterre s'emparait des villes de Sens, Montereau, Melun et Meaux, auxquelles il faisait cruellement expier leur attachement à la cause du dauphin. Henri V, du reste, semblait prendre à tâche de s'aliéner l'esprit du nouveau peuple qu'il devait gouverner; la France eût été par lui conquise, qu'il n'eût pas exercé sur elle une plus brutale tyrannie non content d'imposer des taxes arbitraires, de doubler les impôts, d'en venir même jusqu'à falsifier les monnaies, il exigeait l'obéissance la plus absolue, ne permettait ni plaintes ni murmures, et punissait de mort la moindre résistance à ses volontés. De telles violences irritaient d'autant plus, qu'elles étaient l'œuvre d'un étranger; de telles rapacités s'imprégnaient aux yeux de la nation d'un caractère d'autant plus offensant, que le prince anglais les faisait servir au déploiement d'un faste scandaleux, et qu'il avait l'air par là d'insulter à la misère publique, arrivée alors à ses dernières limites: la disette et la famine, jointes à l'épidémie, ravageaient, dévoraient les provinces; à ce triple fléau venait s'ajouter le brigandage des soldats étrangers, qui de tous côtés accouraient à la dévastation du royaume. Dans les villes, on manquait des choses les plus nécessaires à la vie, on succombait sous les étreintes des plus cruels besoins à Paris notamment, les souffrances matérielles étaient si grandes, qu'une foule de malheureux quittaient leurs foyers pour se mêler aux bandes de pillards qui parcouraient le pays, ou pour aller vivre au fond des bois comme des bêtes sauvages. Dans les campagnes, les habitants devenaient fous de désespoir et de faim: « Les laboureurs, rapporte le Journal du Bourgeois de Paris, les laboureurs, cessant de labourer, allaient comme désespérés, et laissaient femmes et enfants, en disant l'un à l'autre : « Mettons tout en la main du diable; « peu nous importe que nous devenions.... Mieux nous vaudrait servir les Sarrasins « que les chrétiens. Faisons du pis que nous pourrons; aussi bien ne nous peut-on « que tuer ou pendre. Par le faux gouvernement des traîtres gouverneurs, nous <«< faut renier femmes et enfants, et fuir aux bois comme bêtes égarées, non pas <«< depuis un an ni deux, mais il y a jà quatorze ou quinze ans que cette danse dou<«<loureuse commença ! »

Les Bourgognes avaient leur part dans ces calamités : le passage des gens de guerre, le prix excessif des denrées, et la mortalité qui sévissait sur les hommes comme sur les bestiaux, y causaient une misère générale, une désolation profonde. Cet état de choses et d'autres raisons politiques décidèrent le duc Philippe, qui n'avait pas encore visité les populations de ces provinces, à venir les rassurer par sa présence, et il se mit en route pour Dijon, où son entrée solennelle eut lieu le 19 février 1422. Les Dijonnais l'accueillirent au milieu de vives démonstrations et d'une grande magnificence, car ils s'étaient taxés eux-mêmes, afin de ménager à leur seigneur une réception digne de lui. Le duc, après avoir juré, sur le grand-autel de Saint-Bénigne, de maintenir dans leur intégrité les franchises municipales de Dijon

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