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bées. Dans la mêlée, Jean de Chalon, frappant à deux mains, justifiait son surnom de Brichemail. Débordés et à l'étroit, les Bisontins s'ébranlent: les bannières de Saint-Quentin et d'Arènes sont enlevées; plusieurs gouverneurs étaient blessés ou occis; les plus timides jettent targes et armures pour s'enfuir; le plus grand nombre recule en bon ordre, menace et frappe encore en se retirant. Mais mille hommes restent étendus sur le champ de bataille.

<«< Jean de Chalon sourit des désastres de l'aigle impériale et se flatte d'aller le lendemain planter son étendard devant l'hôtel de ville. Abattus, excommuniés, sans espoir contre la Comté presque entière, les vaincus n'attendirent point le dernier assaut. La ville comptait à peine dix mille habitants, et, cinq années auparavant, cinq cents avaient péri dans les glaces du Doubs, entr'ouvertes sous leurs pas. Les députés de la cité allèrent traiter de la paix au château de Montfaucon. Jean de Chalon en dicta les conditions sévères. Les vingt-huit notables condamnés allèrent en exil; la cité n'obtint qu'en partie remise de la somme exorbitante que lui avait imposée la sentence de Giles d'Achey. Le fier baron d'Arlay reprit avec éclat possession de ses tribunaux, son frère de l'archevêché, et la ville releva les maisons abattues, triste monument de sa défaite la plus douloureuse et l'une des plus sanglantes qu'elle éprouva dans le courant de ce siècle.

« Ce n'était pas assez pour le baron d'Arlay de ce succès si vivement disputé. Couronné par la victoire, il en profita pour enchaîner d'une manière durable l'orgueilleuse cité. Il lui imposa un traité d'alliance de soixante années, en vertu duquel elle devait lui fournir et à ses descendants le secours de ses bannières, et recevoir dans ses murs un certain nombre d'hommes armés à sa solde. La commune accepta avec douleur cette loi, si funeste à son indépendance; le peuple la jura sur la place Saint-Pierre, où il avait été assemblé on attacha au traité fatal le sceau de la cité, puis on le porta au château d'Arguel, où le fier baron y fit aussi mettre le sien. C'est ainsi que, pour un demi-siècle, Jean de Chalon-Arlay abattit le pouvoir populaire dans ces mêmes murs où son père Jean l'Antique l'avait si fort élevé contre le pouvoir féodal; car rien n'égalait à cette époque la puissance de la maison de Chalon. Cet assujettissement de la cité impériale date précisément de l'époque où l'Helvétie s'affranchissait du joug de l'Autriche, et où l'empereur Albert, qui voulait étouffer l'insurrection naissante, périssait sous le coup des assassins'. »

A la même date se rattache un événement qui causa dans la Comté de Bourgogne une sensation profonde : il s'agit de l'arrestation des Templiers. Philippe le Bel avait fait placer sur le trône pontifical une de ses créatures, nommée Bernard d'Agoût, qui prit le nom de Clément V; mais, en retour, Bernard d'Agoùt s'était engagé à rendre au roi un service que Philippe réclamerait et désignerait quand le temps en serait venu. Le peuple appelait cette convention le marché diabolique. Le service en question était la destruction de l'ordre du Temple, et, le 13 octobre 1307, vers le point du jour, «tous les Templiers qu'on trouva dans le royaume de France furent tout à coup, et en un seul moment, saisis et renfermés dans différentes prisons. » Philippe le Bel avait attendu, pour agir, que le grand-maitre de l'ordre et les autres

▲ Essai sur l'Histoire de la Franche-Comté, tome II, pages 5 et suivantes.

dignitaires fussent sous sa main; il les avait fait mander d'Orient par le pape, sous prétexte d'un projet de croisade. Le grand-maître à cette époque était Jacques de Molay, né au château de Rahon en Comté il tirait son origine des sires de Longwy, et son nom, du village de Molay, à trois lieues de Dôle. Puîné de famille et pauvre, Jacques de Molay avait de bonne heure traversé les mers, avec le manteau blanc à la croix rouge des Templiers, et il s'était promptement illustré. Il ne savait pas lire; mais nul plus que lui n'était terrible à l'attaque, intrépide dans le péril, redouté des Sarrasins, et, connu de l'ordre entier pour sa bravoure, il avait été nommé grandmaître à l'unanimité, quoiqu'il fût alors absent d'Orient. Sur l'invitation de Philippe le Bel, il vint sans défiance d'outre-mer avec ses amis et le trésor de l'ordre. Le roi le reçut à bras ouverts; il le pria d'être le parrain d'un de ses enfants, et même le 12 octobre 1307, veille de l'arrestation des Templiers, il le choisit pour tenir le poèle aux funérailles de sa belle-sœur. Le lendemain, une troupe d'hommes armés envahissait l'hôtel du Temple à Paris, maison qui était le centre de l'ordre, et l'on y arrêtait Jacques de Molay avec cent quarante chevaliers. Tous les prisonniers furent enfermés dans les geôles du roi.

L'acte d'accusation dressé contre les Templiers contenait les choses les plus monstrueuses entre autres, il leur reprochait de renier le Christ comme un imposteur et de cracher sur la croix lors de leur réception; d'adorer, au lieu du Christ, un démon ayant une longue barbe blanche et des escarboucles à la place des yeux; de se livrer à la sodomie, et d'être initiés à l'ordre par une cérémonie infâme et dégoùtante. Que les Templiers aient rapporté de leur long séjour en Orient des rites bizarres et mystérieux, des superstitions grossières, des mœurs corrompues, cela peut être, mais n'a pas été prouvé; tandis qu'il est certain que jusqu'à Philippe le Bel, leurs vertus étaient restées éclatantes, et leurs vices obscurs : les Templiers s'étaient toujours montrés fidèles à la cause des chrétiens en Asie; ils n'avaient cessé de combattre vaillamment les ennemis du Christ, de verser leur sang pour le triomphe de la religion, de défendre pied à pied les approches de l'Europe. Non; ce qui soulevait contre ces religieux militaires l'envie et la haine de Philippe le Bel, c'étaient leur puissance et leurs richesses: leur puissance blessait l'orgueil de ce monarque, leurs richesses tentaient sa cupidité; car ils avaient le malheur de posséder le plus riche trésor du monde, d'être alliés à presque toutes les familles nobles, de se trouver propriétaires de dix mille châteaux, et c'étaient là leurs crimes aux yeux de Philippe le Bel.

D'après l'ordre du roi, l'inquisition de France commença des interrogatoires où les tortures fournirent les preuves, et presque tous les chevaliers, vaincus par la douleur, avouèrent la plupart des crimes qu'on leur imputait. Jacques de Molay protesta d'abord de son innocence; mais à la fin, cédant à la torture, et effrayé des accusations portées contre les Templiers, I fit quelques aveux et n'osa pas entreprendre la défense des membres de l'ordre. Alo 's les autres prisonniers dénoncèrent les bar baries dont ils étaient victimes pour les forcer à s'avouer coupables, on leur déboitait les membres sur le chevalet, on leur brisait les jambes dans les ceps, on leur chauffait les pieds à des brasiers ardents! L'un avait été mis trois fois à la torture et gardé trente-six semaines au fond d'un cachot méphitique; un autre avait

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été pendu par les organes génitaux; un troisième montrait deux os qui lui étaient tombés des talons par la violence du feu auquel on avait exposé ses pieds! Ces abominations, qui transpiraient au dehors, indignaient profondément le peuple de Paris ; mais le roi Philippe le Bel ne s'en inquiétait pas il n'avait souci que d'en finir avec les Templiers. Voyant que la procédure conduite par la commission inquisitoriale marchait trop lentement au gré de sa cruelle impatience, il convoqua les conciles provinciaux et fit ainsi juger les accusés par deux tribunaux à la fois. Le concile de Paris, présidé par un archevêque vendu au roi, condamna aux flammes, en un seul jour, cinquante-quatre des chevaliers du Temple on les brùla vifs et à petit feu, au faubourg Saint-Antoine. Les autres conciles provinciaux ordonnèrent de semblables exécutions, et les Templiers qui échappèrent à la mort furent ou condamnés à la captivité, ou soumis à de rudes pénitences.

Quant au grand-maître et à trois autres dignitaires, dont le pape Clément V s'était réservé le jugement, on les laissa en prison. Ils y pourrissaient depuis six ans, lorsqu'enfin le roi Philippe le Bel les fit traduire devant une commission de cardinaux nommée par le pape. Au mois de mars 1314, Jacques de Molay et les trois autres dignitaires comparurent devant leurs juges et renouvelèrent, dit-on, en leur présence tous les aveux qu'ils avaient faits précédemment. Il n'y avait plus que l'arrêt à prononcer pour lui donner de la solennité, on fit dresser au milieu de la place du parvis Notre-Dame et tendre de rouge un échafaud sur lequel le tribunal vint prendre séance. Les quatre accusés furent amenés, chargés de chaînes, au pied de cet échafaud, et s'entendirent condamner à la prison perpétuelle.

A la lecture de cette sentence, Jacques de Molay et le commandeur de Normandie rétractèrent leurs premiers aveux, renièrent leur confession antérieure et protestèrent de leur innocence : « Il est bien juste, s'écria Jacques de Molay en secouant ses chaînes, il est bien juste que, dans un si terrible jour et dans les derniers moments de ma vie, je découvre toute l'iniquité du mensonge, et que je fasse connaître la vérité. Je déclare donc, à la face du ciel et de la terre, que tout ce qu'on vient de lire des crimes et de l'impiété des Templiers est une horrible calomnie. C'est un ordre saint, juste, orthodoxe; je mérite la mort pour l'avoir accusé à la sollicitation du pape et du roi. Je n'ai même passé la déclaration qu'on exigeait de moi que pour suspendre les douleurs excessives de la torture, et pour fléchir ceux qui me les faisaient souffrir. Je sais les supplices qu'on a fait subir à tous ceux qui ont eu le courage de révoquer une pareille confession: mais l'affreux spectacle qu'on me présente n'est pas capable de me faire confirmer un premier mensonge par un second. J'ai trahi ma conscience, et je voudrais pouvoir expier ce forfait par un supplice encore plus terrible que celui du feu. Je n'ai que ce seul moyen d'obtenir la pitié des hommes et la miséricorde de Dieu. »>

Les juges, frappés d'étonnement par cet incident inattendu, ne savaient que résoudre ils s'ajournèrent au lendemain pour délibérer à loisir; mais, avant qu'ils eussent pris une décision, Philippe le Bel déclara relaps Jacques de Molay et le commandeur de Normandie, les fit condamner aux flammes par son conseil privé, et conduire, à la nuit tombante, dans une petite ile de la Seine (sur l'emplacement où se trouve à présent la statue équestre de Henri IV). Les deux Templiers furent

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