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Alors je vis entrer un visage d'Eunuque,
Rajustant à deux mains sa trop longue perruque,
Hérissé de galons rouges, jaunes, et bleus;

Sa reingrave étoit courte, et son genou cagneux;
Il avoit deux canons, ou plutôt deux rotondes,
Dont le tour surpassoit celui des tables rondes;
Il chantoit en entrant je ne sçai quel vieux air,
S'appuyoit d'une canne, et marchoit du bel air.
Après avoir fourni sa vaste reverence,

Se balançant le corps avecque violence,

Il me dit en fausset, et faisant un souris :
« Je suis l'admirateur de vos divins Ecrits,
Monsieur, et de ma part quelquefois je me pique
De vous suivre de près dans le stile Comique;
Je vous rends donc visite en qualité d'Auteur,
Et, de plus, comme étant votre humble serviteur. »
Je lui fis prendre un siège; il tira sa pincette,
Pincetta son menton, et, sa barbe étant faite,
S'efforça de briller par ses discours pointus.
Pour moi, je brillai peu, car souvent je me tus,
Et je gagerois bien que mon maudit silence
Lui donna grand mépris pour mon peu d'eloquence :
Il auroit bien été sans déparler un mois

Que j'aurois parlé peu, dans l'humeur où j'étois.
Il me hocha la bride; à toutes ses semonces,
Tantôt oui, tantôt non fut toutes mes reponses;
Mais, étant grand parleur, dont, ma foi, bien lui prit,
Je me mis bien par-là, sans doute, en son esprit.
Il me questionna de toutes les manieres.

<< Etes-vous visité de Monsieur de Linières ?
Me dit-il; ce qu'il fait est satirique et beau,
Et je le croirois bien comparable à Boileau.
Qu'estimez-vous le plus de Clélie ou Cassandre?

Quant à moi, le vers fort me plaît plus que le tendre; Tout ce que fait Quinault est, ma foi, fort galant.

Mais qu'est-ce donc, Monsieur, qu'Edipe a d'excellent?

Je l'ai lu plusieurs fois, mais j'ose bien vous dire
Que je n'y trouve pas le moindre mot pour rire.
Quelque bruit qu'il ait fait, Corneille a fort baissé,
Et la Cour, cependant, l'a bien récompensé.
Boisrobert se retranche au genre Epistolaire;
C'est un digne Prelat; j'estimois fort son frére;
J'ai relu mille fois ses Contes ramassés,
Et n'ai rien vu de tel dans les siecles passés.
Nous ne voyons plus rien du docte Ménardière.
Colletet m'a fait boire avecque Furetière.
J'ai fumé quelquefois avecque Saint Amant.
N'achéverez-vous point votre joli Romant,
Et n'avez-vous point fait de Portrait à la mode?
Je tiens le Bout-rimé plus mal-aisé que l'Ode.
J'ai fait pour le Théatre, en l'espace d'un an,
La Mort de Ravaillac, l'Anesse de Balam,
La Reine Brunehaut, Marc-Aurèle et Faustine,
Lusignan, autrement l'Infante Melluzine:
L'Heroïne sera moitié Femme et Poisson,
Et cela surprendra d'une étrange façon.
Baladens m'a promis place en l'Académie :
Je ne gâterai rien dans cette Compagnie;
Je suis Marchand mêlé, je sçai de tout un peu,
Et tout ce que j'écris n'est qu'esprit et que feu.
J'entreprens un travail pour le Clergé de France,
Dont j'attens une belle et grande récompense :
C'est, mais n'en dites rien, les Conciles en Vers,
Le plus hardi dessein qui soit dans l'Univers.
Je n'en suis pas encore au troisiéme Concile,
Et j'ai déjà des Vers plus de quatre cent mille !
Pour diversifier je les fais inégaux,

Et j'y fais dominer sur-tout les Madrigaux :
Ainsi je mêlerai le Plaisant à l'Utile.

L'Ouvrage fait déjà grand bruit en cette Ville,
Et, sans ce fâcheux bruit dont je suis enragé,
J'eusse agréablement surpris tout le Clergé. »

XVII SIÈCLE.

T. II.

5

A ce dernier discours du plus grand Fou de France,
Je m'éclatai de rire et rompis le silence.

« Vous riez? me dit-il; c'est l'ordinaire effet
Que sur tous mes Amis mon entreprise a fait,
Mais vous sçavez qu'il est divers motifs de rire :
On rit quand on se moque, on rit quand on admire,
Et je gagerois bien que votre bon esprit
Admire mon dessein dans le temps qu'il en rit. »

Votre dessein, Monsieur, si je m'y puis connoître,
Est grand, lui repartis-je, autant qu'il le peut être :
Jamais homme vivant n'a fait un tel dessein;
Mais il vous faut du temps pour le conduire à fin.
Que dites-vous? J'y joins l'Histoire Universelle;
A moi cent mille Vers sont une bagatelle:

Je conduirai l'ouvrage à sa perfection

Dans deux ans au plus tard. Et pour l'impression? Lui dis-je. Ha! pour l'honneur du Royaume de France Doutez-vous que la Cour n'en fasse la dépense?

--

Plus de vingt Partisans, si le Roi le permet,

Prendront, quand je voudrai, cette affaire à forfait. »
Il entra là-dessus des Dames dans ma chambre;
Le gant de Martial, l'éventail chargé d'ambre,
Exhalérent dans l'air une excellente odeur :
Mon pauvre Bel-Esprit en changea de couleur.
« Je suis bien malheureux qu'à l'abord de ces Belles
Leur parfum m'ait causé des syncopes mortelles,
Me dit-il, quoiqu'en tout je sois un vrai Lion.
Les Parfums me font peur, comme à feu Bullion;
Sans cela j'aurois lu, devant ces belles Dames,
Sur les noces du Roi cinq cens Epithalames.
Je m'en vai donc, Monsieur: un Trésorier de Tours
M'attend à Luxembourg pour me mener au Cours;
Je vous reviendrai voir demain à la même heure,
Et vous visiterai tous les jours, où je meure !
Il sortit là-dessus; sa canne s'accrocha

Dans l'un de ses canons, et mon homme broncha.

« Ce n'est rien ! » cria-t'il, et se mit dans la rue.
Et moi, je meurs de peur, ou la peste me tue,
Que ce diable d'Auteur, dont j'ai perdu le nom,
Promettant de me voir n'ait parlé tout de bon.
Tous les Fous me font peur, j'ai pour eux de la haine,
Par la raison, peut-être, ô cher Ami d'Elbéne,

Que Poêtes et Fous sont d'un même métier,

Et qu'entre Compétens il n'est point de quartier.
Celui-ci, que mes Vers viennent de te dépeindre,
S'il me revisitoit me donneroit à craindre.
En certains tems, peut-être, est-il fou furieux :
Il peut mê trouver seul et m'arracher les yeux.
J'ai cru que la nouvelle et naïve peinture
De cette véritable et grotesque avanture
Feroit dans ton esprit quelque diversion
De huit chevaux perdus, cruelle affliction!

Il vaudroit mieux pour toi, dans le tems où nous sommes
Au-lieu de huit chevaux d'avoir perdu huit hommes;
J'eusse dit huit laquais mais tu sais, cher Ami,
Qu'en rimant on ne dit les choses qu'à demi,
Ou que l'on dit parfois plus que l'on ne veut dire;
Sur nous la Rime exerce un tyrannique empire:
A-t'on fait un vers fort, elle en veut faire un bas,
Et fait dire au Rimeur tout ce qu'il ne veut pas.
Ce soir, si nous joignons nos deux soupés ensemble,
Je possède un jambon si tendre que je tremble
Que les valets frians, quites pour le nier,
N'osent pendant la nuit me le diminuer;
Et je posséde encore une énorme saucisse,
Où Bologne la grasse a dispensé l'épice,

D'un tel tempérament, que son goût, quoique haut,
Quoique roide de poivre, est pourtant tel qu'il faut :
C'est le présent d'un Duc des bords de la Garonne,
Qui ne soutient pas mal la Bravoure Gasconne.

(Euvres, 1752.

Publ. à part. 1660.)

PIERRE LE MOYNE

Le P. Pierre Le Moyne naquit à Chaumont-en-Bassigny, le 5 mars 1602. Il n'avait que dix-sept ans lorsqu'il entra, le 4 octobre 1619, dans la société des jésuites, à Nancy, où il fit profession. Il enseigna ensuite la philosophie au Collège de Dijon, connut quelque célébrité comme orateur de la Chaire, et mourut en 1671. Il n'a pas été sans étonner ni décevoir à la fois les hommes de son temps, et il est curieux que les Romantiques n'aient pas fait au P. Le Moyne le sort qu'il méritait. Peut-être que son titre de poète épique, comme auteur du fameux Saint-Louis, ou la Sainte-Couronne reconquise, leur a fait craindre de rencontrer un auteur languissant. Toutefois, Corneille avait dit que si le P. Le Moyne fût venu cinquante ans plus tard, il eût été le maître de tous les Poètes français; Boileau, parodiant les vers de Corneille sur Richelieu, avait écrit :

Il s'est trop élevé pour en dire du mal,
Il s'est trop égaré pour en dire du bien,

et l'Abbé Jouannet, dans la préface de ses Eléments de Poésie française, ajoutait, au XVIIIe siècle, « qu'on est presque forcé de convenir que nous n'avons peut-être pas de Poète à qui la nature ait accordé plus de génie qu'à l'auteur du Poème de Saint-Louis ». Costard, dans ses Lettres, ne tarit pas d'éloges sur la fougue, la majesté, la magnificence de sa diction; Guéret, dans la Promenade de SaintCloud, dit « que nous n'avons guère de Poète en France que le Père Le Moyne; que l'on sent dans ses vers cet enthousiasme qui fait les vrais Poètes ». Un rédacteur anonyme du Mercure de TRÉVOUX écrit qu'il ne le cède ni à Stace, ni à Valerius Flaccus, et qu'enfin il aurait approché du Tasse, s'il n'avoit donné dans les fausses idées du goût romanesque ». On entend tout ce que signifie ce reproche : les fausses idées du goût romanesque... Il contient celui des images outrées et de la bizarrerie, que l'on appliquait à Ronsard, Du Bartas et D'Aubigné, et qu'au siècle suivant l'on fit valoir au

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