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répandu plus de lumières dans le monde, plus de morale-pratique dans le peuple, que toutes les sectes de philosophes. Je n'ai cité ce passage (et il y en a plusieurs dans le même esprit) qu'afin de prouver que les principes religieux du discours préliminaire de l'Encyclopédie devoient plutôt me porter à l'indulgence qu'à la sévérité; mais il ne suffit pas de respecter la révélation pour être grand logicien et bon littérateur; et quand les opinions religieuses de M. d'Alembert seroient revêtues de l'approbation de la Sorbonne, sa métaphysique n'en resteroit pas moins ridicule, et son style détestable. Tous les siècles ont cru que, dans l'ordre de nos facultés, l'imagination précédoit la raison; un seul homme a dit le contraire. De cet homme ou des siècles, qui se trompe? voilà sur quoi roule le débat ; je me contente d'exposer les faits, et laisse aux lecteurs le soin de prononcer.

La seconde partie du discours préliminaire de l'Encyclopédie dément la première; l'auteur quitte l'ordre métaphysique pour l'ordre historique : alors il est d'accord avec Bacon et l'expérience; mais il prétend que l'ordre historique n'est vrai que depuis la renaissance des lettres, et c'est une absurdité de plus. Dans aucun temps la raison n'a précédé l'imagination; l'homme sent et rêve avant de raisonner, il a des passions avant de combiner des abstractions, il est poète avant d'être géomètre, il admire les beautés de la nature avant de faire des équations; en un mot, il est jeune avant d'être vieux. Cela n'est ainsi aujourd'hui que parce que cela a toujours été : je ne connois que Sganarelle qui puisse affirmer le contraire. Au reste, la seconde partie du discours vaut mieux que la première; l'auteur s'appuie sur des faits en écrivant l'histoire de la renaissance des lettres; et quoique ce sujet eût été traité bien des fois,

il est si intéressant, qu'il se fait lire, même sous la plume de M. d'Alembert. Je n'ai pas besoin de dire que les réputations littéraires y sont classées de manière que les grands écrivains qui honorent la France paroissent un peu au-dessous de M. de Voltaire : c'étoit une des conditions du traité; et le géomètre étoit trop habile pour hésiter à la remplir. J'ignore s'il s'étoit aussi engagé secrètement à mépriser notre nation, ou s'il l'a fait d'abondance de coeur : il assure « que » l'amour des lettres, qui est un mérite en Angleterre, » n'est encore qu'une mode parmi nous, et ne sera » peut-être jamais autre chose; mais quelque dange» reuse que soit cette mode, peut-être lui sommes-nous » redevables de n'être pas encore tombés dans la bar» barie où une foule de circonstances tendent à nous » précipiter. » La lumière au Nord; l'amour des lettres en Angleterre, et la barbarie en France me paroissent former une distribution aussi admirable que la mémoire, la raison et l'imagination. Philosophes! philosophes! jusqu'à vous il étoit sans exemple dans le monde que des écrivains se fussent unis pour exalter le mérite des ennemis naturels de leur pays, et pour exciter l'ambition étrangère en lui montrant sans cesse leur patrie dans un état d'avilissement et de décadence.

F.

XVII.

Suite du même sujet. Principes littéraires de d'Alembert.

LES véritables amis de la morale reprocheront tou jours aux encyclopédistes d'avoir déshonoré les lettres par leur conduite, tort bien plus grave que d'attaquer les principes du goût avec des sophismes. On sait que ces écrivains vouloient vivre tranquilles, obtenir du crédit, des pensions, tout en travaillant à renverser le trône et l'autel, position fausse qui les mit dans la nécessité d'être inconséquens, hypocrites et menteurs. Ils ont trompé le gouvernement sous lequel ils vivoient, en se donnant comme ses plus fermes appuis, tandis qu'ils le minoient sourdement; et pour concevoir l'imprévoyance des grands et des ministres de ce tempslà, peut-être ne doit-on pas oublier que le respect qu'imprimoient encore les sages écrivains du dix-septième siècle ne permettoit pas de croire, avant l'expérience, que tant de littérateurs pussent employer aussi perfidement le talent qu'ils avoient reçu de la nature. Aujourd'hui que les événemens ont parlé, aujourd'hui que les correspondances imprimées ont dévoilé tous les secrets, la littérature reste sans autorité, et ceux qui la cultivent n'inspirent plus de confiance. La honte des auteurs philosophes rejaillit également sur ceux qui les défendent et sur ceux qui les attaquent, le public ne croit à la boune foi des uns ni des autres, et s'informe souvent avec ingénuité des projets cachés de ceux qui rappellent les grands principes de la VIIIe. Année.

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politique et du goût. Répondez que la vérité a assez de charmes pour qu'on embrasse sa cause sans autre désir que de la faire triompher, vous n'obtiendrez qu'un de ces sourires que la politesse enseigne à qui ne veut point disputer et craint de paroître dupe. Les philosophes ont été si hypocrites dans les écrits qu'ils signoient au milieu de leurs craintes, et si honteusement véridiques dans les écrits publiés ou avoués depuis leur triomphe, que l'idée de fausseté s'attache naturellement aujourd'hui à tous les ouvrages de raisonnement, et même au caractère de ceux qui les composent. Une pareille disposition est vraiment déshonorante pour la république des lettres, et je crois qu'il est permis de demander aux partisans du dix-huitième siècle si de semblables préventions existoient dans les beaux jours de l'Académie française.

Sans doute du temps de Boileau il y avoit de misérables écrivains, de pitoyables logiciens, et le nombre n'en est pas diminué depuis ses satyres; mais nous séparons ici la cause des lettres de la cause de la morale, et nous cherchons dans les ouvrages du plus célèbre des critiques s'il a reproché à quelques auteurs de son siècle d'avoir le projet caché d'attaquer la religion, la morale, l'autorité, la gloire de la France; nous ne voyons rien de semblable. A cette époque, il ne s'agissoit entre les littérateurs que de discussions purement littéraires; l'écrivain sans talent pouvoit succomber, le caractère de l'homme restoit entier ; et l'ascendant des lettres augmentoit de ces querelles, parce que l'ordre public, la bonne foi, les mœurs n'y étoient jamais intéressés.

Jetez un coup d'œil sur les attaques et la défense des littérateurs du dix-huitième siècle, vous verrez au contraire que toutes les discussions vont toujours à

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déshonorer l'homme encore plus que l'écrivain; l'intérêt de la littérature n'y est jamais qu'un objet secondaire c'est pour ou contre la philosophie que l'on s'arme, qu'on engage le combat; et, sous les bannières de cette philosophie qui, dit-on, signifie amour de la sagesse, on ne rencontre que des fous, des furieux, ou des hypocrites plus dangereux encore. Le mensonge public, le mensonge imprimé est présenté tantôt comme une ressource utile, tantôt comme une plaisanterie, toujours comme une preuve d'esprit; il ne vient pas dans la pensée de ces législateurs des peuples, de ces précepteurs des rois, que le mensonge soit au-dessous de la dignité de l'homme. Voltaire désavoue la Pucelle pendant vingt ans ; il écrit à ceux dont il brigue l'estime qu'il se croiroit méprisable s'il avoit composé un ouvrage aussi immoral; et, dans sa vieillesse, il se fait du même ouvrage un titre de gloire ; il inonde l'Europe de libelles infâmes publiés sous vingt noms différens. D'Alembert prend lui-même toutes les précautions possibles pour prouver, après sa mort, que sa vie entière a été celle d'un fourbe. J. J Rousseau révèle avec orgueil ses abjurations, ses vols, et l'abandon qu'il fit de ses enfans. Fréret voit sa réputation chargée de tous les livres impies dont rougissent les premiers ceux qui les composent; et l'idée de déshonorer la tombe d'un savant n'effraye pas plus les encyclopédistes que le projet d'avilir les hommes respectables qui blâment leur imprudence. La littérature fait entrer dans son domaine les grands intérêts de la politique; les vieux principes de la société, toutes les vérités consacrées par l'expérience sont aussitôt remises en discussion; les partis grossissent, les querelles des écrivains ont toute la subtilité des discussions théologiques, et bientôt toute la chaleur des guerres civiles; et, ce qui.

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