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comprendre, et qu'il a fallu que M. de Vauvenargues existât pour qu'on en pût saisir toute la finesse?

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Quelque motif d'admiration ou d'amitié peut faire excuser cette enflure; mais quelle sorte d'enthousiasme a pu porter M. Suard à faire l'éloge de l'ignorance? Il y a autant de mauvaise littérature que de fausse philosophie à déclamer contre l'éducation et les études, sous prétexte que certains esprits, doués d'une pénétration extraordinaire, ont été plus loin qu'on ne pouvoit les conduire. Oui, sans doute, ils ont été plus loin; mais quel est celui qui n'a pas eu de guide dans les commencemens? Quel est celui qui auroit gagné à ne pas se frayer le chemin par de bonnes études comme M. Suard nous le veut persuader de M. de Vauvenargues? Qui ne voit que l'homme de génie épuiseroit ses forces, s'il étoit obligé de découvrir d'abord les élémens des sciences, au lieu de s'élancer du point connu où l'étude le fait arriver en peu de temps? C'est donc encore l'esprit d'inconséquence qui domine dans cette déclamation. Qu'y a-t-il, par exemple, de plus contradictoire que les deux parties de cette proposition philosophique : «Si un esprit se soustrait par ignorance » aux autorités qui auroient pu éclairer son jugement.... » rien ne le gêne dans la route de la vérité. » Comment M. Suard conçoit-il que le défaut de lumières dans le jugement ne soit pas un obstacle dans la route de la vérité? Est-ce qu'on marche plus aisément quand on n'est pas éclairé? La philosophie, qui n'est qu'orgueil, compte pour un grand avantage de ne marcher sur les pas de personne. Mais l'essentiel est de marcher droit. Ce n'est point une gloire de se jeter par aveuglement dans un précipice, quand même on y tomberoit le premier. Non, l'ignorance n'est pas de l'originalité, et on ne lira rien de plus faux que ce qui est écrit à la

page 17 de la Notice: «Que le défaut d'instruction, » en laissant à l'excellent esprit de Vauvenargues plus » de liberté dans ses développemens, a peut-être con» tribué à donner à ses écrits ce caractère d'originalité » et de vérité qui les distingue. »

Veut-on savoir de quels exemples M. Suard appuie ces réflexions judicieuses? Il cite, chez les anciens, Aristote et Platon, les deux hommes les plus savans et les plus studieux de leur siècle. Il n'est pas moins heureux chez les modernes : il cite Pascal, Mallebranche et Buffon. Quel beau choix! Quels exemples en faveur de l'ignorance! S'y seroit-on attendu? N'estce pas du neuf? Et M. Suard ne peut-il pas se glorifier ici de n'avoir marché sur les traces de personne?

On n'en peut pas dire autant du parallèle qu'il établit entre Pascal et M. de Vauvenargues. Il lui étoit comme tracé par son maître en philosophie, qui a osé élever le second au-dessus du premier. M. Suard a bien senti que cette audace fanatique n'étoit plus de saison : il se contente d'insinuer, le plus froidement qu'il peut, quelque réflexion désavantageuse à la cause que Pascal défendoit. C'est ainsi qu'il donne à entendre que les pensées de Vauvenargues sont plus utiles que celles de Pascal, parce qu'elles sont plus en préceptes; et, pour le prouver, il cite la pensée suivante :

« Il faut permettre aux hommes d'être un peu incon» séquens, afin qu'ils puissent retourner à la raison » quand ils l'ont quittée. »

Cette pensée est extrêmement fausse. Il y a de l'inconséquence à quitter la raison, mais il n'y en a point à y retourner. C'est comme si l'on disoit qu'il faut permettre aux hommes d'être infidèles, afin qu'ils puissent sortir de la débauche après s'y être plongés. M. Suard prendroit-il cela pour un précepte?

Il semble faire un reproche à Pascal d'avoir cherché le principe des misères humaines dans les dogmes de la religion, et il en conclut qu'il ne l'a point cherché dans la nature de l'homme. C'est de toutes ses contradictions la plus inconcevable à mon avis. Ce philosophe en est-il donc encore à apprendre que le mot religion signifie lien ou rapport, parce que la religion enseigne quels sont les rapports ou les liens qui unissent l'homme à tous les êtres, et que cet ordre de rapports, qui est le fondement de tous les devoirs, constitue la nature de l'homme? D'où il suit que le secret de cette nature est dans la religion même qui l'a révélé; et c'est de-là que Pascal a tiré ces lumières admirables, qui ravissent l'intelligence humaine dans ses pensées. Si, au contraire, M. de Vauvenargues a prétendu approfondir notre nature sans le secours des considérations religieuses, il sera difficile, quel que soit son mérite, de ne pas reconnoître, dans son ouvrage, le caractère d'une philosophie peu éclairée. Mais, je ne me hâte point de prononcer légèrement sur deux volumes de métaphysique et de morale, qui· demandent un examen d'autant plus attentif, que les ouvrages et la réputation de l'auteur ont été doublement exposés aux manoeuvres philosophiques. Je dirai seulement que M. Suard s'est fait une grande affaire de prouver, dans sa Notice et dans ses notes, que M. de Vauvenargues étoit incrédule, et qu'il est mort dans son incrédulité. Je ne sais quel intérêt l'anime à établir une si triste vérité, ou à soutenir un si triste mensonge. Que ce soit l'un ou l'autre, je le plains également d'en être réduit à de tels moyens pour défendre une cause qui n'a plus rien à gagner ni à perdre. Je rends néanmoins justice à son art. Il sait, à la manière de ses maîtres, appuyer de grandes assertions sur de

petites anecdotes (Voy. pag. 51 ). Il cite, à l'appui de ce qu'il avance, M. Bauvin qui est mort, M. Marmontel qui n'est plus, et M. d'Argental qui ne reviendra pas de l'autre monde pour le démentir. C'est un genre d'adresse que M. de Voltaire avoit imaginé, et qui lui a procuré la douceur de mentir avec succès pendant cinquante ans. J'en demande bien pardon à M. Suard; mais les philosophes sont si accoutumés à calomnier les vivans et à faire parler les morts à leur fantaisie, qu'il n'est plus permis de les croire légèrement; et, d'ailleurs, puisqu'il s'agit de juger des sentimens de M. de Vauvenargues, j'aime mieux écouter M. de Vauvenargues lui-même dans ses ouvrages, que M. Suard dans ses Notices.

Z.

X.

Suite du même Sujet.

L'ANONYME qui a pris la peine de m'attaquer, dans le Publiciste, est un imprudent qui rend le plus mauvais service à M. Suard; car il me forcera de revenir sur des choses que, pour l'honneur de M. Suard, on ne pouvoit oublier trop tôt. Et M. Suard, qui remercie cet anonyme de s'être moqué de mes observations, et qui, tout en déclarant que je ne mérite point de réponse, se permet de me qualifier d'inepte censeur et d'homme sans esprit, est lui-même bien abandonné de l'esprit de sagesse; car il doit savoir que les injures sont les raisons de ceux qui ont tort, et qu'elles décèlent le tourment d'un homme convaincu d'impuissance. Il est vrai que, dans son style, il n'a point de représailles à VIIIe. Année.

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craindre de ma part. Je ne puis que le plaindre de s'exposer avec des armes si inégales, et je serai toujours prêt à lui donner une leçon de politesse et de logique. Je sens toute la force qui est dans la raison, et j'ai pitié de la foiblesse d'ame qu'annoncent des expres

sions offensantes.

J'ai dû relever, dans la Notice de M. Suard, les inconséquences et les contradictions dont elle fourmille; je l'ai fait, en me renfermant dans les choses auxquelles j'avois à répondre. Que veulent maintenant prouver ses amis? Que ses inconséquences ne sont point des inconséquences, et qu'il n'a point dit ce qu'il dit? Tant mieux, si c'est une marque qu'il en rougisse. Eh bien, Messieurs, il falloit donc chercher s'il y avoit des raisons et des preuves à m'opposer; et s'il n'y en avoit point, il falloit avoir l'esprit de vous taire. Ce n'est pas en répétant, à chaque phrase, l'honnête M. Z! le bon M. Z! le spirituel M. Z ! Ce n'est pas avec ces locutions triviales qu'on relevera la Notice de M. Suard; et que j'aie de l'esprit ou que je n'en aie point, cela ne fait rien à la bonté de ses raisonnemens. Mais, sous prétexte de le défendre, n'est-ce pas le trahir? N'est-ce pas se jouer de sa simplicité et l'exposer à la raillerie publique, que d'entreprendre de soutenir des assertions évidemment insoutenables, pour me forcer d'en faire toucher au doigt l'absurdité? Est-ce sérieusement que ces Messieurs prétendent que M. Suard a pu avancer, sans se contredire, que les écrivains du dix-huitième siècle n'avoient rien à envier aux modèles qu'ils n'ont point égalés, et aux hommes de génie qui les ont laissés loin derrière eux? Car telle est exactement la proposition de M. Suard; et je laisse à juger à tout homme de bon sens s'il étoit possible de deviner qu'il y eût parmi les gens de lettres

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