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lomb d'avoir un si grand nombre d'amis d'un goût faux et d'un discernement peu sûr : il est certain que le théâtre en étoit plein, et qu'ils applaudissoient à tort et à travers le jour de la première représentation. Un ou deux sifflets échappés à l'ennui ou à la mauvaise humeur de quelques indifférens venus pour s'amuser, ont été traités par les amis comme des crimes d'Etat. Les siffleurs, contraints de céder au nombre, ont appelé du secours, et sont revenus en force, ne respirant que la vengeance: voilà la guerre allumée. Elle n'eût eu lieu, si le jour de la première représentation ceux qui étoient là pour applaudir ne se fussent érigés en tyrans de l'opinion. Le goût, la raison, la justice, l'intérêt de l'art et la prospérité des théâtres, réclament impérieusement et la répression des cabales, et la liberté des suffrages.

G.

pas

OTHELLO.

Il y a plusieurs années qu'on n'a point donné Othello, et jamais on n'auroit dû le donner: un pareil ouvrage déshonore le théâtre des Corneille et des Racine. L'idée de souiller la scène française des absurdités et des horreurs anglaises, est le fruit de cet esprit de vertige presque universel qui a précédé la révolution. Ne falloit-il pas que la nation fût en délire pour supporter Othello, quand elle avoit Zaïre? Othello n'en est que la caricature grossière, l'ignoble et horrible parodie : il falloit la reléguer sur les tréteaux de la Foire.

Voltaire, avec un goût délicat, avoit dépouillé le maure de Venise de tout ce qu'il pouvoit avoir de hideux pour nous à la place de ce vilain monstre africain il avoit mis un soudan généreux, galant, aimable; au

lieu d'une effrontée qui avoue en plein sénat son goût dépravé pour un nègre, et qui abandonne publiquement la maison de son père pour se jeter dans les bras d'un maure dégoûtant, sans attendre même qu'elle soit mariée avec lui, nous avions une Zaïre décente, modeste, obéissante à son père, soumise à son frère, et qui sacrifie aux devoirs de la nature son amour et sa vie. L'auteur d'Othello a jugé à propos de nous rendre les turpitudes de Shakespeare, que Voltaire nous avoit dérobées il a cru sans doute qu'en 1792 cette piété filiale, cette bienséance de Zaïre, cette générosité, cette noblesse d'Orosmane, n'étoient plus que des qualités foibles, trop peu dignes d'un peuple régénéré, mûr pour les grandes choses; il a prefere à ces combats de l'amour et de l'honneur, l'amour sans frein qui brave la honte, qui foule aux pieds l'honneur et le devoir comme de vains préjugés.

Mais, hélas! pour être plus philosophe, la demoi selle n'en est pas plus heureuse ; et la première fois que son galant entre dans sa chambre à coucher, c'est pour la tuer sur son lit. Ce n'étoit pas la peine de quitter son, père et de se couvrir d'opprobre pour en venir là. Tout ce qui résulte, dans la tragédie, de cette philosophie de la demoiselle, c'est qu'on ne la plaint point quand elle est assassinée par le nègre, à la tête duquel elle s'est jetée sans pudeur, comme une fille abandonnée, esclave d'une passion honteuse.

L'exécution de cette malheureuse se fait sur la scène par les mains du nègre, après un interrogatoire épouvantable : Zaïre est tuée dans la coulisse ; c'est l'affaire d'un moment. Mais l'auteur anglais et son imitateur ne nous épargnent aucun des affreux préliminaires de cet abominable meurtre on diroit qu'ils se délectent l'un et l'autre à nous en offrir toutes les atrocités accessoires.

Le monstre dit à sa victime de se préparer, de faire ses prières il a grand soin du salut de son ame. Enfin, après l'avoir bien confessée, il l'assassine sur son lit, à grands coups de poignard, en rugissant comme le tigre du désert. Ces effroyables farces sont au même rang que le conte de la Barbe-Bleue. Et voilà ce qu'on a présenté comme le dernier degré du pathétique, à des spectateurs qui avoient Corneille, Racine et Voltaire! Ce n'étoit que le dernier degré de l'extravagance et du mauvais goût. Dans ce genre le ridicule est toujours à côté de l'horrible : ce sont des parades funèbres et sanglantes.

Avant que les amis des noirs fussent à la mode, il s'étoit formé une société des amis du noir, qui vouloient mettre notre scène en deuil, et transporter dans nos tragédies les plus lugubres fantômes de l'imagination anglaise ; mais la nation française n'a jamais pu s'y accoutumer, et s'obstine à repousser de pareils monstres. Dans cette dernière représentation, au moment où le nègre fait son office de bourreau, un homme du parterre a eu l'indiscrétion de crier bravo, et quelques autres l'on secondé en applaudissant; mais l'indignation générale a été la plus forte. L'auteur convient lui-même qu'à la première apparition d'Othello sur la scène il y eut une espèce de soulèvement des spectateurs contre cette barbarie africaine; mais il se justifie d'un pareil coup de théâtre, en disant qu'on est revenu pour le voir, et il en conclut qu'on n'en a donc pas eu tant d'horreur. L'auteur se fait illusion, et je vais lui dire pourquoi on est revenu voir son dénouement. Après avoir frémi, à la Grève, du supplice d'un criminel, on y retourne le lendemain s'il y a encore une exécution, parce que l'ame est avide de commotions violentes, comme le palais de saveurs fortes. Mais il faut se garder de donner

à l'ame de pareilles commotions: elles produisent sur le moral le même effet que l'abus des liqueurs spiritueuses sur le physique; elles dessèchent le sentiment; elles calcinent le cœur. Comment des philosophes ne saventils pas cela? Comment des littérateurs peuvent-ils ignorer qu'il ne faut ni art, ni talent, ni génie, pour épouvanter et faire frissonner une assemblée, à l'aide d'un spectacle atroce qui révolte la nature?

Ce qui n'est pas moins choquant que la barbarie de ce misérable drame, c'est la fausseté des sentimens, l'incohérence des idées, le mélange monstrueux de la vertu et du vice : c'est une fille dénaturée qui ne parle que de la nature, une fille dévergondée qui a sans cesse l'honneur à la bouche; c'est un doge de Venise qui professe dans le sénat la doctrine de l'Opéra, qui regarde comme la première loi l'invincible puissance du plus doux des penchans, qui donne les noms de nature, de liberté et d'égalité, à l'oubli scandaleux des plus saints devoirs de la société. Voilà les fruits de cette sagesse si improprement appelée philosophie ces docteurs insensés, dans leurs romans de la liberté du cœur, ne cherchoient qu'à flatter les passions, et sembloient ignorer les premiers principes du code social. Il a fallu, pour les instruire qu'une funeste expérience leur fît voir le cœur humain dans toute la liberté de la nature et de l'égalité.

G.

N

MACBETH.

On avoit rendu justice à Macbeth, en bannissant du théâtre français ce monument de la barbarie anglaise. En vain Ducis s'est-il efforcé de régulariser les horreurs de Shakespeare et d'habiller ce sauvage à la

française ; il n'a fait qu'affoiblir l'effet théâtral de ces horreurs, en conservant ce qu'elles ont d'atroce et de dégoûtant. Shakespeare, entre ses mains, est un Hottentot emprisonné dans des vêtemens européens; il garde encore un air affreux, mais il a perdu son allure. libre et fière, la seule grâce qui adoucissoit ses traits. J'aime mieux Shakespeare tout nu, que garrotté par Aristote ses caprices, ses bonds, ses élans, valent mieux que cette marche tristé et pesante à laquelle il est asservi par son maître français. Au milieu du fatras de l'auteur anglais on distingue des beautés sublimes, des effets étonnans, qui semblent réservés à une nature inculte l'imitation ternit les beautés, et met à la place des bizarreries singulières de l'original une froide et ennuyeuse régularité.

:

Ducis a donc gâté Shakespeare. Comme littérateur, il formoit une entreprise extravagante en essayant de polir un génie brut. Pouvoit-il se flatter d'embellir Shakespeare, en lui ôtant sa physionomie? Il a rendu au tragique anglais à-peu-près le même service que Lamotte-Houdard a rendu à l'auteur de l'Iliade. Si je considère Ducis comme philosophe et comme citoyen, il me paroît avoir été la dupe d'une erreur aussi grossière que dangereuse, lorsqu'il s'est imaginé pouvoir impunément transporter sur la scène française les atrocités du théâtre de Londres. Il devoit savoir que les spectacles d'une nation doivent être assortis à son esprit, à son caractère. La perfection même de l'art est une calamité publique, quand elle entraîne la dégradation des mœurs. Sous ce rapport, la philosophie s'est montrée ou bien aveugle ou bien coupable, lorsque, sous prétexte d'enrichir la tragédie de nouveaux effets, elle a couru le risque de rendre féroce le peuple le plus doux et le plus sensible de l'univers.

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