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par ces romans pathétiques et moraux, et les pièces du Boulevard sont aujourd'hui celles où il y a le moins de sens et le plus d'intérêt. Faut-il être surpris que ce soit aussi celles qui ont le plus de monde? L'homme le plus grossier est quelquefois le plus susceptible d'être ému, le plus avide de sensations: la finesse des idées, la critique des mœurs, la bonne plaisanterie, glissent sur son ame; ce qui est naturel et facile lui paroît trivial.

La Métromanie est-elle donc absolument sans intérêt, comme La Harpe le prétend? Il semble qu'un jeune homme honnête, généreux et brave, qui a le malheur de sacrifier à une manie ridicule les biens les plus chers de sa vie, peut exciter quelqu'intérêt : on plaint son aveuglement, même en riant de ses travers; on trouve qu'il a trop de vertu pour n'être qu'un mauvais poète. Piron s'est plu à orner ce caractère des qualités les plus brillantes pour relever le métier; mais ce qui nuit peut-être à l'intérêt que son poète devroit inspirer, c'est que le portrait qu'il en a tracé paroît trop évidemment un portrait de fantaisie, qui ne ressemble à aucun des poètes que l'on connoît; peut-être aussi que l'état de poète est devenu si bon aujourd'hui, et s'allie si bien avec les autres professions de la société, que la Métromanie a cessé d'être regardée comme une folie.

Voici, au reste, le résultat de cette discussion. Réunir à des effets comiques un intérêt vif sans être romanesque, seroit sans doute le dernier degré de perfection dans la comédie : on doit croire que le secret est rare et difficile, puisque Molière ne l'a trouvé qu'une fois; mais quand la réunion est impossible, il faut, dans une comédie, préférer les effets comiques si l'on veut être estimé des gens de lettres, et l'intérêt, si l'on veut réussir auprès du peuple.

G.

LE DÉSERTEUR. De l'Intérêt dans la Tragédie.

ON

N est convenu aujourd'hui d'être fort indulgent pour les absurdités qui produisent un grand intérêt ; cette indulgence est la ruine de l'art; quand on se débarrasse de toutes les règles et même du bon sens, il n'est pas difficile d'amener des situations touchantes; nos plus méprisans romans sont pleins de ce genre de beautés; le secret est d'émouvoir le cœur sans révolter l'esprit. Il n'y a sans doute que les génies du premier ordre qui puissent donner à leurs fictions l'art de la vérité, et soumettre les écarts de l'imagination au joug d'une raison sévère. Cela s'appelle danser les fers aux pieds; c'est par-là que Richardson s'est placé dans la classe des poètes ; c'est par-là que Racine est le premier des tragiques.

Si de cette sphère des grands hommes nous descendons à des esprits d'un rang inférieur, il faut alors marchander et disputer le terrain: on accorde plus ou moins de folies à la foiblesse de l'auteur qui ne sait pas s'élever jusqu'à la concordance du bon sens et de l'intérêt ; mais il s'agit sur-tout d'avoir les beautés dramatiques au meilleur marché possible. Ce qu'il y a de fâcheux, c'est que la multitude, qui ne se trompe guère sur le pathétique, est un très-mauvais juge de la vraisemblance; le travail du poète, pour motiver ses situations, est à peine senti du commun des spectateurs; ils n'ont ni le loisir ni même la faculté de raisonner leurs plaisirs: cette grande difficulté vaincue, cette heureuse alliance du génie et de l'art ne peut être appréciée que par les connoisseurs; mais si c'est l'enthousiasme de la foule qui donne la vogue, c'est le suffrage des connoisseurs

qui donne la gloire et fixe le destin d'un ouvrage : c'est ce qu'affectent d'ignorer certains admirateurs fanatiques de quelques tragédies fameuses qui jettent un grand éclat au théâtre, mais ne soutiennent pas, dans une lecture tranquille, les regards de la froide raison.

Il y a sans doute bien loin encore de ces tragédies, quelque romanesques qu'elles soient, à une rapsodie tellé que le Déserteur; un soldat qui a déserté dans un désespoir amoureux, et qui est condamné à être fusillé, une fille qui va demander au général la grâce de son amant, et l'apporte au moment même de l'exécution, ce sont là des objets qu'on ne peut présenter sans être bien sûr de remuer puissamment les ames. Un geolier, une prison, une sentence de mort, un malheureux conduit au supplice, avec de tels moyens on n'a presque pas besoin d'art si le devoir du poète dramatique étoit uniquement de donner de fortes émotions, il ne seroit pas nécessaire d'aller au théâtre ; une exécution à la Grève seroit la meilleure des tragédies.

L'ambition des auteurs a épuisé toutes les combinaisons horribles et déchirantes, tous les ressorts du pathétique ont été prodigieusement tendus, aujourd'hui les esprits sont familiarisés avec les horreurs; le sentiment est émoussé, les cœurs sont devenus d'airain. Toutes les entraves de l'art, ces unités, cette liaison de scènes, cette marche régulière de l'action, ces motifs d'entrées et de sorties, cette rigoureuse vraisemblance, toutes les règles en un mot avoient pour objet de prévenir ces pernicieux abus de catastrophes violentes et de situations romanesques ; elles enfermoient le poète dans un cercle étroit dont il ne pouvoit sortir pour se jeter dans les atrocités et les aventures merveilleuses; mais du moment que les novateurs ont franchi cette barrière, ils ont détruit l'art sous prétexte d'en reculer les bornes; VIIIe. Année. 25

cependant, aujourd'hui, des littérateurs ignorans osent vanter comme un effort de génie ce qui n'est que foiblesse et impuissance : le poète, renfermé dans les limites de l'art, ressemble au soldat romain qui, chargé du poids énorme de ses armes et de son bagage, va cependant le pas militaire, et achève sa route dans le temps prescrit; le novateur n'est qu'un aventurier qui n'ayant rien à porter, saute et bondit à travers champs, et n'arrive point au but. Une tragédie régulière et froide n'a d'autre inconvénient que d'ennuyer, 'une tragédie qui réussit en fraude, par des moyens que l'art réprouve, est pour l'art une véritable calamité.

G.

ATHÉNÉE DE PARIS.-Des Conditions de la Tragédie. par M. Le Mercier.

E

Le professeur, qui avoit le dessein de rompre une lance avec la critique, a commencé par s'emparer du cœur de son auditoire, par le remercier de sa bienveillance, des encouragemens flatteurs qu'il avoit reçus jusqu'à ce jour. « Ce n'est point par orgueil, a-t-il ajouté, » que j'ai négligé de payer ce juste tribut de reconnois»sance. » Et puis après un compliment tourné le plus joliment du monde, et que nous ne citons pas, de peur de le gâter, le professeur est entré dans son sujet.

Il n'est point dans le nôtre, aujourd'hui, de le suivre pas à pas dans l'exposé et la discussion des deux premières conditions, et nous nous hâtons d'arriver à la troisième, relative à la règle des trois unités, où M. Le Mercier a fait tous ses efforts pour être gai contre certaines critiques, et pour mêler le ridiculum acri dans un long dialogue où le professeur se met en scène avec

un pédant imbu des vieux préjugés d'Aristote, d'Horace et de Boileau.

On auroit tort de juger le talent de M. Le Mercier pour le dialogue sur celui qu'il nous a fait entendre ; car il s'est arrangé de façon que le pédant ne dit que des sottises; par conséquent le professeur ne combat que des moulins à vent, et il n'a point de peine à être toujours vainqueur. Nous allons essayer d'en faire un beaucoup plus court, que nous tâcherons de rendre plus substantiel, et qui offrira un résultat tout différent de celui de M. Le Mercier.

Dialogue entre un Professeur et un Pédant.

Le Professeur.- Ecoutez-moi, Monsieur, et sur-tout sachez me comprendre, et ne me faites pas dire le contraire de ce que j'ai dit.

Le Pédant.-Ce n'est pas mon habitude.

Le Pr. Je dis que la règle des trois unités est une règle fondamentale de la tragédie.

Le Péd.-C'est bien entendu.

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Le Pr. Je dis que les plus belles tragédies anciennes et modernes sont faites d'après cette règle.

Le Péd. Je comprends à merveille, et je vois que nous sommes parfaitement d'accord.

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Le Pr. Les anciens, et même les modernes l'ont violée quelquefois.

Le Péd.

Comment cela ?

Le Pr. Et mais! pour ne parler que des modernes, croyez-vous qu'il ne faille pas se faire une illusion prodigieuse pour voir Cinna conspirer avec Emilie dans le palais d'Auguste? Rodogune, demander la tête de Cléopâtre dans le même lieu où Cléopâtre de

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