Page images
PDF
EPUB

avoit de l'esprit et des idées; l'autre, de l'art, du goût et du talent. La besogne fut bientôt achevée, et Dufresni vit représenter le Joueur avant même de savoir que Regnard y travaillqit. Ce fut en vain que Dufresni, rassemblant avec précipitation tous ses matériaux dans une prose négligée, se flatta d'obtenir justice de son voleur, en faisant représenter, long-temps après le Joueur de Regnard, un chevalier joueur où l'on retrouvoit la même intrigue, les mêmes scènes, les mêmes détails, les mêmes plaisanteries, mais non le même goût ni le même talent. Le public, en sifflant la pièce de Dufresni, jugea le procès en faveur de Regnard. Quoique toutes les probabilités, toutes les conjectures, toutes les lois de la vraisemblance semblent adjuger à Dufresni le mérite d'inventeur, la gloire d'auteur appartient à Regnard. On parle partout du Joueur de Regnard, et personne ne connoît le Joueur de Dufresni.

Il en sera de même d'Adam et d'Abel',

Si parva licet componere magnis.

Quel que soit le plagiaire, ce dont je ne suis point juge, celui des deux qui plaira le plus au public aura raison: fût-il encore cent fois plus frippon qu'on ne l'accuse de l'être, n'eût-il pas à lui en propre une seule scène, un seul hémistiche, l'autre, avec la probité la plus irréprochable, n'en sera pas moins condamné s'il n'a pas le bonheur de lui plaire. En vain la morale en murmure; il n'y a point en littérature d'autre que celle d'être amusant et agréable: toujours la forme y emporte le fond.

vertu

[ocr errors]

Je pourrois citer encore le procès intenté à Quinault par Devisé, au sujet de la Mère Coquette, qui ressemble en effet prodigieusement aux Amans Brouillés. C'est une chose incroyable que cette parfaite confor

mité de deux comédies faites par deux auteurs différens d'âge, de goût et de talens. Quinault, âgé de trente ans, avoit déjà une grande réputation; Devisé n'avoit que vingt ans, et entroit dans la carrière. Quinault étoit né avec un vrai talent; Devisé avoit un esprit faux et un mauvais goût. Tout est semblable dans les deux pièces, excepté le style: mais telle est l'influence du style, que les Amans Brouillés de Devisé sont une mauvaise pièce, et que la Mère Coquette de Quinault partage avec le Menteur de Corneille l'honneur d'avoir ouvert la bonne route à Molière. C'est une comédie de caractère et d'intrigue, et même, dit Voltaire, modèle d'intrigue.

Ce qui n'est pas moins digne d'être observé, c'est que la mauvaise pièce réussit dans la nouveauté, autant et même plus que la bonne. Mais le temps a marqué la place de l'une et de l'autre : la Mère Coquette de Quinault est restée, et l'on sait à peine si les Amans Brouillés de Devisé ont jamais existé. Voici comment la Gazette en vers de Robinet annonça la querelle des deux auteurs ; et cette annonce pourroit servir pour celle de la dispute entre Adam et Abel :

La guerre est entre deux auteurs;

Et n'allez pas dire, lecteurs,

Que ce n'est qu'une bataille.

Non, non certes, l'affaire est telle,
Que je vous jure qu'en ce jour
Elle va partager la cour.

Un se plaint du vol d'un ouvrage
Sur lequel chacun d'eux fait rage,
Et par-tout crie, en sa douleur,

Sur l'autre Au voleur, au voleur!

L'une et l'autre pièce se soutinrent jusqu'à ce que l'Alexandre de Racine vînt les chasser du théâtre. La Mère Coquette céda la première à ce grand conqué

rant. Les Amans Brouillés, joués quelques jours plus
tard, résistèrent aussi quelques jours de plus. C'est ce
que dit très-spirituellement le gazetier déjà cité.
L'une a dejà plié bagage;

'Mais l'autre, fière davantage,
Malgré l'Alexandre-le-Grand,
Conserve encor très-bien son rang,
Et plus que jamais est suivie :
De quoi la galante est ravie,
Ne fût-elle, dans ses amours

Sans rivale qu'un ou deux jours.

Que nous apprennent tous ces détails? Qu'une mauvaise pièce peut être applaudie dans la nouveauté autant et plus qu'une bonne; que le goût n'étoit pas encore formé en 1665; que l'époque précise du bon goût, dans le siècle de Louis XIV, n'est presque qu'un moment; que les accusations de plagiat ne nuisent. pas au succès de l'ouvrage; que le public, uniquement occupé de ses plaisirs, attache peu d'importance aux griefs de cette espèce. Il est évident que SaintYon eut une grande part au Chevalier à la Mode et aux Bourgeoises à la Mode, le public n'en reconnoît pas moins Dancourt pour l'auteur de ces deux charmantes comédies. On ne reprochera point à l'auteur de l'Ecole des Bourgeois d'avoir fait de M. Serrefort du Chevalier à la Mode, son M. Mathieu; d'avoir emprunté plusieurs traits du Chevalier pour peindre son Marquis; d'avoir pris dans Gil-Blas son M. Potdevin, et toute la scène du Marquis avec l'Intendant; enfin, on n'a pas même songé à blâmer Marivaux d'avoir pillé l'idée des Jeux de l'Amour et du Hazard, et plusieurs des jolies scènes dans l'Epreuve Réciproque de Legrand. D'après toutes ces autorités, peut-être l'auteur d'Abel pourroit-il pardonner à l'auteur d'Adam

de lui avoir pris ses diables. Au reste, je souhaité aux deux ouvrages un succès assez brillant pour que le voleur et le volé puissent terminer le procès en s'embrassant.

G.

QUE

DIDON. Des Querelles musicales.

VELLE époque pour notre musique, que celle où les Gluck, les Piccini, les Sacchini, enrichissoient de leurs chefs-d'oeuvre l'Opéra français! La France avoit alors l'Allemagne et l'Italie au service de son théâtre lyrique. Le Liégeois Grétry, dont la patrie ne faisoit point encore partie de la France, et qui ne nous appartenoit que par ses talens et ses bienfaits, élevoit presqu'en même temps notre Opéra comique au plus haut degré de gloire; et, plein d'une noble ardeur, venoit quelquefois au grand Opéra cueillir les palmes sous les yeux même des virtuoses italiens qui partageoient avec Gluck l'empire du pays.

Ne rougissons point de devoir tout aux étrangers, ils ont été naturalisés Français par nos suffrages: l'ardeur de plaire à une nation spirituelle et polie, la sagesse du goût français les a rendus capables d'ouvrages qu'ils n'auroient pu composer ailleurs. Ils sont à nous ces ouvrages, puisque nous les avons inspirés. A Rome ou à Naples Sacchini n'eût jamais fait son Edipe, ni Piccini sa Didon; Gluck n'auroit point fait à Vienne son Iphigénie en Aulide.

En qualité de sujet d'un prince de l'Empire germanique, Grétry ne pouvoit se dispenser de se ranger sous les drapeaux de Gluck; les Piccinistes lui firent payer cher une démarche qui d'ailleurs s'accordoit

autant avec ses principes qu'avec la bienséance et le devoir national. Partisan de l'expression théâtrale, préférant la vérité de l'imitation aux agrémens frivoles d'une mélodie vague, Grétry devoit choisir Gluck pour son héros: la politique s'accordoit d'ailleurs avec ce choix; car, des trois chefs, Gluck étoit le plus accrédité.

Venu pour réformer l'Opéra, Gluck n'en avoit pas moins la faveur de tous les membres de cette académie, parce que, même dans ses réformes, il sembloit conserver l'ancien esprit de la musique française: le chant de notre opéra avoit alors bien plus d'affinité avec le chant allemand qu'avec le chant italien. Les Français avoient en musique le goût un peu tudesque; ils aimoient le bruit et le fracas : Gluck les servit à leur manière ; et sans quelques airs plus mélodieux que ceux de Lully et de Rameau, le compositeur allemand auroit pu passer pour un musicien français.

Notre opéra avoit, au contraire, une aversion marquée et une sorte d'antipathie naturelle pour le goût italien: il se souvenoit toujours de l'injure mortelle faite à son ancienne psalmodie par des bouffons introduits dans son vénérable sanctuaire pour y chanter des ariettes délicieuses dont le charme ne pouvoit être que funeste au récitatif national. Cette mélodie ultramontaine si pure, si gracieuse et si touchante, ce chant périodique, ces phrases musicales, contrarioient horriblement des fanatiques nourris dans l'adoration d'un chant lourd, traînant et criard, et qui croyoient la gloire de la nation attachée à leurs ports de voix et à leurs martellemens.

Il n'est donc pas vrai que les arts adoucissent les mœurs; car il n'a manqué à nos guerres musicales, pour être meurtrières, que des combattans munis d'ar

« PreviousContinue »