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et ne prêtassent le flanc aux railleries de Molière. Je remarque que dans ce siècle le goût de la plaisanterie fut dominant. La tragédie n'eut aucun avantage sur la comédie les pièces de Molière furent aussi suivies que celles de Racine; et même, lorsque la cour vieille et dévote n'eut plus envie de rire, la ville conserva toute sa gaieté, et les comédies composées dans les dernières années de Louis XIV se distinguent par un comique très-libre qui dégénère souvent en farce.

Les scènes françaises de l'ancien Théâtre Italien, recueillies par Chérardi, sont pleines de parodies trèspiquantes; on y remarque entr'autres celle de Bérénice qui affligea tant Racine, sur-tout à cause de la rime indécente dont Scaramouche enrichissoit le nom de Bérénice: Racine eut cette foiblesse au milieu du plus grand succès. Voltaire fut plus foible encore; car sur la nouvelle qu'on alloit parodier sa Semiramis, il écrivit à la reine une lettre pitoyable pour implorer sa compassion. On peut s'affecter trop vivement de quelques bouffonneries; c'est un excès de sensibilité; mais avoir recours à l'autorité contre les rieurs, cela ressemble beaucoup à la bassesse. Plusieurs des tragédies de Voltaire furent parodiées lorsqu'il n'avoit pas encore de charge à la cour qui pût le mettre à l'abri des plaisanteries : il en conserva un éternel ressentiment contre le Théâtre Italien où ces parodies furent jouées, et depuis il ne l'appela plus que la farce ita

lienne.

La meilleure parodie qu'on ait jamais faite, est celle d'Inès de Castro, sous le nom d'Agnès de Chaillot. Pour s'en venger, l'auteur d'Inès de Castro fit une dissertation sérieuse contre le genre même de la parodie; mais toute sa dialectique échoua: le genre est resté. Dès qu'il existe un côté comique dans les objets les plus

tragiques, aucun argument ne peut empêcher que l'esprit humain ne désire de voir ce côté-là.

L'ancienne comédie grecque n'étoit qu'une parodie où l'on travestissoit les plus grands hommes en esclaves, et les objets les plus graves du gouvernement en farces grossières. Aristophane parodie les ministres et le ministère, à plus forte raison se permettoit-il de parodier des auteurs dramatiques; il s'égayoit sur-tout aux dépens d'Euripide dont il se plaisoit à défigurer les plus beaux vers. En sa qualité de poète comique, Aristophane haïssoit Euripide comme un philosophe, disciple et ami de Socrate : les philosophes décrioient alors le théâtre autant qu'ils l'ont exalté de nos jours.

La parodie avoit autrefois deux théâtres à Paris: la comédie italienne et la Foire. Ces deux spectacles, divisés d'intérêt, ennemis l'un de l'autre, se réunissoient dans leur haîne contre l'Opéra et le Théâtre Français dont ils étoient persécutés. L'Opéra vendoit cher à la Comédie italienne et à la Foire le droit de chanter; le Théâtre-Français voulut interdire aux théâtres forains jusqu'à la parole: cette guerre de théâtre tournoit au profit des plaisirs du public. La Foire, pour son argent, se moquoit de l'Opéra dont elle parodioit tous les chefsd'œuvre : elle se vengeoit de la Comédie Française par des sarcasmes et des caricatures; la comédie italienne étoit encore plus féconde que la Foire en parodies d'opéra et de tragédies.

Aujourd'hui le Vaudeville est le seul asile de la parodie, et l'on peut dire qu'elle y végète, parce que l'esprit public incline à l'admiration plus qu'à la plaisanterie ; le peuple sur-tout, qui est en force à presque tous les spectacles, préfère infiniment le pathétique et la morale à tout le sel de la plus ingénieuse raillerie : il n'y a plus que les gens comme il faut qui soutiennent le comique, VIIIe. Année.

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parce que leur situation les dispose mieux à rire, et parce qu'il faut un esprit plus fin et plus cultivé pour saisir le ridicule, que pour s'abandonner à l'intérêt banal des tragédies, drames et mélodrames. Ce qui attire aujourd'hui du monde à certains théâtres, ce n'est pas la gaieté dont ils font profession; c'est le calembourg qui, malgré le goût général pour ce qui intéresse et ce qui étonne, s'est mis dans un si grand crédit qu'il est même parvenu à se faire admirer. G.

ADAM ET ABEL OU LE PROCÈS DU PÈRE ET DU FILS. -Des Plagiats.

Je ne puis qu'applaudir à la délicatesse de l'auteur d'Abel qui repousse loin de lui le soupçon de plagiat; et je suis trop délicat moi-même pour me mêler d'une querelle qui m'est absolument étrangère : Adam est accusé, qu'Adam se justifie s'il croit pouvoir le faire. Mon intention n'est pas de plaider pour l'un ou pour l'autre je ne suis l'avocat ni du père ni du fils; mais en ma qualité de procureur-général du public, je puis lui faire un rapport, et y mêler quelques réflexions sur la nature singulière d'un tel procès. Cela n'est point hors de la compétence de ma juridiction théâtrale.

:

On connoît plusieurs causes célèbres de plagiat; aucune n'a pour objet un opéra: peut-être parce que ce genre d'ouvrage marque trop peu dans la littérature, et n'appartient presque point à l'art dramatique, Racine, qui s'y connoissoit bien, forcé d'entreprendre un opéra pour obéir au roi et complaire à Madame de Montespan, se plaignoit amèrement d'être condamné un travail ingrat et obscur dont il ne pouvoit recueillir

aucun honneur. Il regardoit un opéra comme un simple canevas où le poète étoit obligé de se mutiler lui-même et de sacrifier au musicien toute sa virilité. Deux ou trois morceaux de Quinault sont restés monumens de grâce, d'élégance et d'harmonie, beaucoup plus que de force et de richesse poétique : c'est bien peu sur huit ou dix opéra ; il faut que le genre soit bien. essentiellement mauvais, pour que Quinault lui-même, avec tout son talent, ne soit pas allé plus loin. Mais la poésie, quand elle devient esclave de la musique, se dépouille de toute son énergie, et n'est plus qu'un as-, semblage de mots sonores, propres à recevoir des notes: l'effet qu'on attend d'un opéra est le produit des sons. beaucoup plus que des paroles.

La gloire attachée à la composition d'un poëme lyrique ne fut donc jamais un grand objet d'envie, ni par conséquent un grand sujet de procès : c'est pour récla-. mer des tragédies et des comédies que les auteurs ont souvent fait retentir d'accusations et de plaintes les cours de Thalieet de Melpomène. La propriété de Rodogune est restée indécise entre Corneille et Gilbert, résident de la reine Christine. Il faut convenir que les apparences sont en faveur de Gilbert: il fit représenter, et, imprimer sa Rodogune avant celle de Corneille ; et ce pendant les deux pièces ont leur ressemblance très-frappante. Le second, le troisième et le quatrième acte offrent à-peu-près le même plan, les mêmes situations, les mêmes sentimens, les mêmes discours que ceux de la Rodogune de Corneille. On dit que Corneille fut. trahi par un ami qui fit part de son plan à Gilbert. Mais comment cet indiscret ami ne lui dit-il rien du cinquième acte de Corneille? Comment se mëprit-il dans sa trahison, au point de prendre Rodogune pour Cléo-7 pâtre? Quiproquo que l'on remarque dans la pièce de

Gilbert, où Rodogune joue précisément le même rôle que Corneille a donné à Cléopâtre. Il paroît que cette trahison d'un ami n'est qu'un conte de l'invention de Fontenelle: Voltaire le trouve peu vraisemblable ; Corneille lui-même ne se plaignit point et n'accusa personne. Tout est obscurité et incertitude dans cette affaire. Ce qu'il y a de certain, de très-décisif, c'est que la tragédie de Gilbert tomba, tandis que celle de Corneille, en dépit de tous les soupçons de plagiat, obtint le plus grand succès. Corneille n'étoit pas fait pour piller Gilbert: s'il eût trouvé quelque chose de bon dans Gilbert, en le prenant il l'eût sauvé de l'oubli; il eût fait à Gilbert, en le pillant, beaucoup d'honneur. Le bon ouvrage, l'ouvrage applaudi, est toujours, nonobstant tous les plagiats, l'original qui reste; et la pièce pillée, quand elle ne réussit pas, n'est toujours qu'une malheureuse copie. C'est au théâtre qu'il est vrai de dire que le succès justifie tout, et que les applaudissemens sont une absolution générale pour tous les torts de l'auteur, sur-tout aux yeux de la postérité.

On ne peut guère révoquer en doute aujourd'hui que Regnard ait volé son ami, son associé Dufresni ; et le vol est assez considérable, puisqu'il ne s'agit pas moins que du Joueur, chef-d'œuvre de Regnard, et son plus beau titre de gloire. Dufresni en avoit communiqué l'idée, les caractères, les situations, les détails, à son compagnon de fortune littéraire. Regnard, qui sentit l'extrême conséquence de cette communication, travailla sourdement à la tourner à son profit particulier : il se hâta d'arranger et de mettre en œuvre les heureuses conceptions de son ami : et pour aller plus vite, il fit faire la plus grande partie des vers par Gacon, son valet poètę. Dufresni étoit excellent pour inventer, Regnard pour exécuter: l'un

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