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principaux chefs; mais ce qui choque toute vraisemblance, c'est que Patrocle, le plus cher ami d'Achille, se charge d'une négociation injurieuse à son ami, et qu'il fasse cet outrage à l'amitié. Achille doit être vengé; il ne peut l'être que par l'humiliation des Grecs. Si les Troyens font la paix avec les Grecs et leur rendent Hélène, les Grecs n'ont plus besoin d'Achille, et sa colère est vaine; Achille n'est point vengé. Le poète attribue donc à Patrocle une fausse démarche indigne de son caractère connu : ce qui convient à ce guerrier, c'est de demander à Achille ses armes pour combattre les Troyens.

Maintenant voici la marche de l'action. Patrocle ar

rive dès le commencement de la pièce, et propose la paix à condition qu'on rendra Hélène : la proposition passe dans le conseil. Pâris est furieux; mais une flèche lancée contre Hector lorsqu'il va rendre Hélène, rompt toute espèce de traité. On n'explique point pourquoi Hector se donne la peine d'aller lui-même en personue remettre Hélène entre les mains des Grecs; démarche au-dessous de sa dignité : on ne dit point aussi par quelle raison Hector attribue à un Grec ce coup perfide qui cependant est réellement parti de la main d'un Troyen. Tels sont les fondemens foibles et ruineux sur lesquels repose l'intrigue. Hector n'examine rien; il éclate en reproches contre les Grecs innocens, contre le vertueux Patrocle; il ne ménage pas même Achille, contre lequel il lance des sarcasmes, que Patrocle, malgré la douceur de son caractère, relève vivement: c'est la seule scène où il y ait quelque chaleur. Cet ami d'Achille sort du palais d'Hector tout en colère; Hector va le combattre, et le tue : on croit dans la ville que c'est Achille quil a tué, parce que Patrocle étoit revêtu des armes de son ami; mais on est bientôt désabusé. Achille

même, sans attendre, comme dans l'Illiade, que Thétis lui apporte des armes forgées par Vulcain, vient aussitôt dans la plaine défier Hector, et l'immole aux mânes de Patrocle. Ces deux événemens, la mort de Patrocle et celle d'Hector, séparés dans l'Iliade par un long intervalle de temps, sont ici rapprochés, et se précipitent l'un sur l'autre d'une manière peu naturelle.

Un des grands défauts de l'ouvrage, et qui semble accuser la stérilité de l'auteur, c'est l'éternelle répétition des mêmes idées, des mêmes images, des mêmes noms et des mêmes phrases poétiques : le résultat est l'abus des figures épiques, la multiplicité et la longueur des vaines conversations, des déclamations vagues qui étouffent le dialogue, produisent la fatigue et la satiété.

Le mérite de la pièce n'est donc pas dans la contexture et dans la conduite : on y remarque très-peu d'action et d'intérêt. C'est dans les détails qu'il faut chercher les beautés : celles qu'on y trouve sentent le jeune homme, quoique l'auteur soit entré depuis fort longtemps dans la carrière et semble avoir acquis toute sa maturité. Ce qu'il y a de louable dans la tragédie d'Hector se réduit à des traits ingénieux et recherchés, à des vers hardis et ronflans, qui frappent au premier abord et ne soutiennent pas l'examen; enfin, à des tirades brillantes, mais forcées, et qui sont plus épiques que dramatiques.

La pièce a été prodigieusement applaudie, avec plus d'enthousiasme et de transport que de jugement et d'équité : un peu de modération de la part des amis eût fait plus d'honneur à l'auteur. M. Luce a de l'instruction, il connoît les anciens; mais il a plus de littérature que de génie poétique : il est sur-tout estimable par les services qu'il rend à l'éducation, et il n'a qu'à se louer du zèle et de la reconnoissance de

ses élèves. Il a risqué dans sa tragédie quelques traits de mœurs antiques absolument déplacés et que le goût réprouve. Il est très-inutile qu'Andromaque entre dans un si long détail pour donner à sa suivante la commission d'aller prendre dans son armoire son plus beau voile et celui qui lui sied le mieux, et de le mettre sur les genoux de Pallas. Qu'Andromaque, en épouse soigneuse, tienne de l'eau chaude prête pour laver Hector quand il reviendra du combat, couvert de poussière, rien de plus convenable; mais ces détails, précieux dans Homère, sont insipides dans une tragédie française. Pour imiter heureusement les Grecs, il faut avoir le goût de Racine. C'est dans le style de M. Luce que j'aurois voulu retrouver le goût des Grecs, et non pas dans des naïvetés antiques exprimées en vers précieux, et enluminées du vernis moderne.

G.

FRAGMENS DIVERS SUR LE THÉATRE.

XLIX.

De l'état de Comédien.

Izy a bien de la différence, dit J.-J. Rousseau, entre se plaire à un travail et y être propre. Il cite à ce sujet l'exemple d'un laquais qui, voyant peindre et dessiner son maître, se mit dans la tête d'être peintre et dessinateur. Après de longs et incroyables travaux, après des prodiges d'assiduité et de patience, le pauvre homme parvint au point de pouvoir vivre de son pinceau: il se fit estimer par plusieurs bonnes

qualités; mais il ne put jamais peindre que des dessus de porte.

Le citoyen de Genève, dans un autre endroit, se cite lui-même : il avoit le goût le plus vif pour le dessin : il s'y appliqua avec ardeur, et resta au-dessous du médiocre. Il ne faut donc pas confondre la passion avec le talent nous en voyons une preuve bien frappante dans cette légion de rimeurs subalternes, amans infortunés des Muses, qui n'ont pour eux que des rigueurs : ils se consument, ils se tuent à faire des vers, dont se moquent ceux même qui les louent; ils sacrifient tout, fortune, état, repos, au malheureux plaisir de se rendre ridicules.

Il en est de l'état de comédien comme de l'art du poète on peut en étre passionné, sans y être propre, sans avoir aucune aptitude à s'y distinguer, Beaucoup de jeunes gens se prennent d'une belle passion pour la comédie, sur-tout quand ils sont amoureux de quelque comédienne. Cet enthousiasme n'a rien de commun avec l'impulsion du vrai génie; ce n'est qu'une erreur de l'imagination, ce n'est qu'une folie née de l'inexpérience et de la fougue de l'âge. Quand on a vu un empereur romain, un maître du monde, se faire comédien, un autre gladiateur, faut-il s'étonner que la fantaisie de monter sur le théâtre s'empare d'un jeune homme qui prend plaisir à déclamer des vers, et qu'il ait envie de faire de son goût un métier ? Parce qu'il s'amuse beaucoup à cet exercice, il croit pouvoir en amuser les autres raisonnement très-faux, mais très-natu rel à l'amour-propre.

La comédie est un des plus grands plaisirs de la société; on en conclut qu'il y a plus de plaisir encore pour ceux qui jouent la comédie que pour ceux qui la regardent, par la rai son que c'est déjà un plaisir bien

doux que d'en donner aux autres. D'après cette idée, comment ne pas envisager la profession de comédien comme la plus agréable qu'il y ait au monde, puisqu'elle n'a d'autre travail et d'autre occupation que l'amusement? Telles sont les illusions qui entraînent vers le théâtre tant de jeunes gens qui pourroient se rendre utiles à la société : ils n'aperçoivent que des fleurs dans cette carrière semée de tant de ronces et d'épines: bientôt ils ne tardent pas à sentir que c'est une triste nécessité que celle d'amuser les oisifs, et que les spectateurs auxquels ils s'efforcent de donner du plaisir sont des ingrats qui ne tiennent aucun compte de la bonne intention, et distinguent rigoureusement la volonté d'avec le fait; des hommes difficiles, capricieux, intéressés, qui exigent beaucoup après avoir payé peu, et qui prétendent qu'on les fasse rire ou pleurer sans être bien d'accord avec eux-mêmes sur les moyens qu'il faut employer pour cela. La gloire et les applaudissemens dédommagent sans doute l'acteur d'un vrai talent, fatigues et des humiliations réelles attachées à son état ; mais l'acteur médiocre languit et végète dans des fonctions plus pénibles que lucratives : il y a des jouissances et des bénéfices pour le génie, il n'y a que des dégoûts et des asservissemens dans le métier. Les jeunes amans de Melpomene ou de Thalie ne considèrent que les courtisans heureux et brillans, comblés des faveurs de ces deux déesses; ils aspirent au même bonheur, et déjà croyent y toucher: comme le loup de la fable, ils se forgent une félicité qui les fait pleurer de tendresse; séduits par l'éclat et la majesté des chefs d'emploi, ils n'aperçoivent pas le cou pelé des doubles, des pensionnaires et des balayeurs du théâtre.

des

Des parens sages s'opposeront toujours à cet entêtement malheureux qui enlève à la société leurs enfans,

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