Page images
PDF
EPUB

pas être regardée comme un mensonge; c'est probablement de ces illusions de l'amour - propre qui lui étoient familières, et lui fascinoient les yeux au point de lui faire voir du monde à ses pièces quand il n'y en avoit point. Ses amis entrant un jour avec lui au théâtre où l'on devoit donner une de ses tragédies, lui dirent : «Mais, Lemierre, il n'y a personne. » — « Tout est plein, leur répondit-il avec une inconcevable naïveté; je ne sais pas où ils se fourrent.» G.

XLVIII.

La Mort d'Hector, tragédie en cinq actes,
de M. Luce.

HORACE Conseilloit aux poètes de son temps de mettre l'Iliade en scènes, parce qu'ils étoient sûrs de trouver dans ce poëme des caractères tout tracés, des événemens fameux, et des héros en possession de plaire. On ne peut que louer M. Luce d'avoir puisé dans ce trésor de la mythologie ancienne. Que n'a-t-il choisi une action plus théâtrale, plus intéressante, plus susceptible de mouvement et de variété! Les passions sont l'ame de la tragédie: celle de M. Luce en est presque totalement dénuée; et ce qui lui manque du côté du pathétique, n'est point remplacé par l'admiration que l'héroïsme inspire.

Hector est bon père, bon fils, bon époux, bon frère: il préfère la paix à la guerre, et le bien de sa patrie à sa propre gloire; il est humain, juste, religieux; en un mot, il est aussi parfait que le héros de l'Enéide. VIIIe. Année. 23

C'est ainsi qu'Homère l'a peint; et il produit dans l'Iliade un effet admirable, parce que ses vertus contrastent avec les passions d'Achille : ce héros secondaire fait ressortir le premier, mais

Tel brille au second rang qui s'éclipse au premier.

1

Cet Hector, si bien placé dans le poëme d'Homère au second plan du tableau, ne peut faire qu'une bien médiocre figure dans la pièce de M. Luce, où il est au premier rang, où même il occupe seul tous les regards. C'est un honnête homme; mais cela ne suffit pas pour un héros de tragédie. Achille, quoiqu'il ne paroisse pas, ne l'en éclipse pas moins. On parle sans cesse d'Achille comme d'un guerrier supérieur à tous les autres; on en parle à Hector comme d'un homme qu'il doit craindre: Hector se tue à répéter sans cesse qu'il ne craint pas Achille, et prouve par-là qu'il le craint. Enfin, tout ce que fait Hector dans la pièce nouvelle, c'est de tuer Patrocle et d'être tué par Achille; du reste, il est sans passion : les incidens intermédiaires sont sans intérêt, et ne produisent aucun de ces heureux développemens capables de remplir le vide de l'action.

Depuis que Racine a jeté un si grand éclat sur la veuve d'Hector, il sera toujours difficile de faire reparoître avec succès une princesse qui a déjà épuisé l'admiration: Andromaque est bien plus intéressante quand elle pleure son époux mort, que lorsqu'elle s'efforce de conserver son époux vivant. M. Luce a délayé copieusement dans tout le cours de sa tragédie quelques plaintes aussi courtes que touchantes que l'épouse d'Hector lui adresse vers la fin du sixième livre de l'Iliade: le tout se réduit environ à une trentaine de vers, dont M. Luce a fait une amplification de deux

[ocr errors]

cents vers peut-être, puisqu'elle comprend tout le rôle d'Andromaque, qui est fort long: il en résulte que ce caractère est celui d'une femme foible, pusillanime, pleureuse, fatigante par la monotonie de ses gémissemens et la continuité de ses lugubres psalmodies. Ce rôle d'Andromaque est absolument contraire aux mœurs grecques, et même à celles de tous les pays où les femmes se renferment dans les devoirs de leur sexe. Andromaque ne doit point se mêler parmi les guerriers, s'occuper de la paix ou de la guerre. Il est contre toute convenance que Patrocle lui propose de s'unir avec lui pour terminer la guerre et ramener la paix. Homère a fait lui-même, sur cet article, le procès à M. Luce, lorsqu'il fait dire à Hector, en congédiant Andromaque : « Allez chez » vous; occupez-vous des ouvrages de votre sexe; » prenez la quenouille et le fuseau; faites' travailler » vos femmes ; les hommes auront soin de la » guerre. »

Dans un poëme épique tel que l'Iliade, qui admet toutes sortes de personnages et de caractères, Pâris plaît par la vérité et la grâce que le poète a mises dans sa peinture. On voit avec plaisir le ravisseur d'Hélène, toujours occupé de parure, sans gloire parmi les guerriers, fuir devant Ménélas, essuyer les plus sanglans reproches de la part de son frère et même de sa femme; aller dire des douceurs à Hélène, et solliciter ses faveurs en sortant d'un combat où il a été vaincu ; mais ces traits agréables dans une épopée, où ils répandent de la variété, n'ont pas la dignité nécessaire dans la tragédie, qui rejette tout personnage avili et diffamé. Les anciens poètes ont établi à Pâris une réputation de bassesse et de lâcheté qui l'exclut de la scène.

C'est donc une témérité, et non pas une noble har

diesse, d'avoir osé présenter sur notre théâtre tragique ce favori de Vénus si maltraité par Horace. Il est ridicule toutes les fois qu'il vante son courage, et surtout quand il veut aller combattre Achille; il est odieux quand il prétend justifier son crime, quand il immole la patrie à son orgueil et à ses plaisirs. M. Luce, pour l'ennoblir, l'a peint beaucoup plus ardent et plus passionné qu'il ne l'est dans Homère, où il ne joue guère que le rôle d'un galant et d'un efféminé. Mais cette passion pour la femme d'autrui a bien mauvaise grâce dans une tragédie : il valoit mieux ne pas faire parler Pâris, puisqu'il n'a jamais rien de bon à dire. Homère lui-même a désespéré de pouvoir colorer de quelques raisons spécieuses l'opiniâtreté de ses refus, lorsqu'on propose de rendre Hélène pour avoir la paix. Antenor, au septième livre de l'Iliade, ouvre cet avis dans le conseil; Pâris lui en fait les reproches les plus amers, mais il ne lui oppose aucun raisonnement. « Je dé» clare, dit-il, à tous les Troyens, et je leur dis en face » que je ne rendrai jamais ma femme. » Il n'a d'autre raison pour cela que sa volonté et sa passion. Si M. Luce avoit absolument besoin de Pâris dans sa tragédie, il falloit du moins qu'il ne lui donnât qu'un rôle fort court, il ne devoit pas chercher à faire briller celui qu'il étoit trop heureux de faire supporter. Cette entreprise a pensé lui être funeste; car les plaintes de Pâris au dénouement ont été mal accueillies du public, et méritoient bien cet accueil; mais pour avoir un bon acteur M. Luce a été obligé de faire un rôle brillant. Cette nécessité où se trouvent les auteurs de donner à certains rôles plus d'étendue et d'importance qu'ils n'en doivent avoir, est un grand désavantage, et une des principales causes du bavardage et du fatras qui défigurent la plupart de nos tragédies modernes. Il faut fournir

aux comédiens, même aux dépens du bon sens et du goût, des tirades où ils puissent briller. M. Luce n'eût trouvé que des acteurs très-subalternes pour son Pâris et pour son Andromaque, s'il n'eût enflé l'un de vaines subtilités et de faux pathétique, l'autre de lamentations, d'alarmes et de gémissemens aussi fades qu'uniformes. Patrocle, plein de droiture et de probité, guerrier doux et pacifique, est à peu près de la même couleur qu'Hector, et ressort beaucoup moins : c'est cependant lui qui forme avec Hector la seule scène où il y ait du mouvement.

[ocr errors]

Le caractère de Polydamas est noble, ferme, sage, tel qu'il doit être. Antimaque, confident de Pâris, en égayant le parterre par sa naïveté, a pensé être fatal à la pièce.

Ce premier coup-d'œil jeté sur les caractères, indique assez que ce n'est pas là qu'il faut chercher le mérite de la pièce : voyons s'il est dans l'invention et la conduite. La seule chose que l'auteur ait inventée, c'est la démarche de Patrocle qui vient proposer la paix aux Troyens c'est la seule chose qui ne soit pas dans Homère; l'auteur de l'Iliade se seroit bien gardé d'imaginer un fait si contraire à l'esprit de son poëme. Au troisième livre de l'Iliade, Pâris propose de se battre contre Ménélas, sous la condition qu'Hélène sera le prix du vainqueur. Il est vaincu, et l'on s'apprête à remplir la condition, lorsqu'un guerrier de l'armée troyenne lance une flèche contre, Ménélas désarmé, et rallume par cette trahison le flambeau de la guerre.

Voilà où M. Luce a puisé sa fable; mais en imitant Homère, il l'a un peu dénaturé : c'est avilir les Grecs que de les présenter demandant la paix lorsqu'ils sont vaincus. Il est peu croyable que cette résolution pacifique soit adoptée malgré Ajax, malgré Diomède et les

« PreviousContinue »