Page images
PDF
EPUB

crédit, et dont il faut se défendre; il faut les épurer; il faut faire un choix judicieux parmi tant de matériaux défectueux, et penser d'après soi-même, au milieu de tant d'idées étrangères que l'habitude et l'opinion commandent presque d'adopter de confiance. Depuis cinquante ans notre littérature n'offre guère que des ouvrages de critique littéraire nous n'écrivons plus que sur ce qui a été écrit ; et cet esprit de dissertation et d'analyse que nous substituons au génie qui nous manque, a plus corrompu les idées qu'il ne les a perfectionnées. Le mérite de l'auteur du Recueil que -nous annonçons est de joindre avec beaucoup de discernement, aux traditions les plus pures et les plus anciennes, tout ce qu'ont pu lui fournir ses propres réflexions et celle de ses contemporains.

Y.

XLVI.

Première représentation d'Artaxerce.

ARTABAN, le principal personnage de la pièce, est un tartufe ambitieux; ce qu'il y a de bas et d'odieux dans son hypocrisie est couvert par la grandeur et la difficulté de l'entreprise, excusé par l'impossibilité d'employer un moyen plus noble. Artaban, l'un des grands seigneurs de la Perse, ne se propose pas moins que de faire périr le roi Xercès, et sou héritier Artaxerce, pour élever au trône son propre fils Arbace. Il n'exécute que la moitié de son projet ; il assassine Xercès, mais il manque Artaxerce. L'héritier du trône échappé au fer des meurtriers, rend inutile l'assassinat de son père. Artaban se flatte cependant d'opérer avec

une sédition ce qu'il n'a pu faire avec une conjuration; mais il rencontre un obstacle invincible dans celui mème pour lequel il a tout fait. Arbace est aussi vertueux que son père est scélérat; ami d'Artaxerce, ce jeune guerrier ne veut pas lui ôter la couronne après lui avoir sauvé la vie : un trône acheté par un crime lui fait horreur.

La scène où le pèré se présente aux yeux de son fils armé d'un glaive teint du sang de son roi, a quelque chose de frappant et de théâtral. Le contraste de la cruelle ambition d'Artaban et de la généreuse fidélité d'Arbace a beaucoup d'effet et d'intérêt; mais ces beautés veulent être achetées par le sacrifice d'un peu de raison: il faut, pour en jouir, se prêter à d'étranges suppositions. Il faut d'abord se persuader qu'un courtisan peut entrer dans la chambre du roi, l'assassiner, et sortir une épée sanglante à la main, sans être vu ni reconnu de personne; sans qu'aucun des gardes accoure aux cris du monarque, sans même qu'on poursuive le meurtrier; car Artaban, au sortir de la chambre du roi, entretient assez long-temps Arbace dans un endroit ouvert à tout le monde, et tenant toujours le fer ensanglanté. Enfin son fils le lui arrache; et beaucoup moins heureux que son père, à peine a-t-il entre les mains ce fatal instrument du crime, qu'il est arrêté sur cet indice, et accusé de l'assassinat du roi. On se demande comment un scélérat profond et raffiné tel qu'Artaban, a pu s'avancer et se hasarder jusqu'à un degré qui ne lui permet plus de retour, sans être sûr des dispositions de son fils. Avant d'assassiner un roi, il est bon de savoir si l'on peut recueillir quelque fruit de cet affreux attentat : comment l'ambitieux Artaban connoît-il assez peu son fils pour se flatter qu'un jeune vainqueur aussi généreux, aussi noble, voudra profiter

d'un lâche assassinat et ternir tous ses lauriers, en s'élevant par cette indigne voie? Mais il faut permettre des invraisemblances au poète qui les rachète par des beautés : le mieux seroit sans doute que le génie et la raison fussent d'accord, et s'aidassent mutuellement au lieu de se contrarier; mais il est plus facile de desirer que d'obtenir un bonheur si rare. Il faut s'accommoder à la foiblesse humaine, et l'on est convenu depuis long-temps qu'on permettroit au génie de s'affranchir quelquefois de la raison pour se développer plus à son aise et produire de grands effets. Il résulte en effet de cette combinaison qui ne soutient pas l'examen, une situation très-singulière, et dont l'esprit est étonné. Un père criminel sans que personne le sache, excepté son fils; un fils innocent sans que personne le sache, excepté son père. Un père vertueux qui condamne à mort un fils coupable fait déjà frémir la nature : quels sentimens ne doit pas inspirer un père coupable qui condamne à mort son fils innocent? Il est vrai qu'Artaban, en condamnant son fils, a l'espoir de l'arracher au supplice par le moyen d'une insurrection; au pis aller, il a le poison pour se venger d'Artaxerce. On peut être surpris que ce prince, quelques heures après la mort de son père, interrompe son deuil pour la vaine cérémonie d'un couronnement qui peut être aisément différé; mais ce couronnement, quoique mal motivé, amène un beau dénouement. La coupe, que le chef des mages doit présenter au nouveau roi est empoisonnée par les soins d'Artaban. Artaxerce, sur le point de boire, apprend d'abord qu'Arbace, délivré de sa prison, est à la tête des rebelles, et marche contre le palais : cette mauvaise nouvelle est suivie d'une meilleure, qui lui annonce qu'Arbace a fait rentrer les rebelles dans le devoir, et vient renouveler à son souverain les protes

tations de son zèle et de son innocence. Artaxerce ne doute point de l'innocence d'Arbace; mais pour en être encore plus sûr il l'invite à confirmer ses sermens en buvant lui-même la coupe. Artaban, présent à la cérémonie, voyant que son fils va s'empoisonner, arrache la coupe de ses mains, la boit avidement, et meurt après avoir fait l'aveu de son crime : dénouement trèsheureux, imprévu jusqu'à la fin.

L'intrigue occupe et attache: si la vraisemblance y est quelquefois violée, c'est pour amener de beaux coups de théâtre. L'auteur, pour ne point affoiblir le grand intérêt de la situation où se trouvent ses personnages, ne parle point d'amour, quoiqu'il y ait des amans dans sa pièce. Arbace est amoureux de Mandane, sœur d'Artaxerce; mais soupçonné d'avoir assassiné le père de cette princesse, il lui conviendroit mal de l'entretenir de sa passion : de son côté, Mandane ne fait éclater ses sentimens pour Arbace qu'en refusant de le croire coupable, qu'en demandant sa vie. On s'est plaint que Mandane ne s'occupoit point assez de son père mort, et beaucoup trop de celui qu'on accuse de l'avoir assassiné : c'est une fausse critique. Mandane ne peut rien pour son père mort, et tâche de sauver un accusé qu'elle croit innocent: il n'y a rien dans cette conduite qui soit contre la nature et les bienséances.

On ne peut pas juger du style sur une première représentation : j'ai remarqué beaucoup de vers heureux, quelques belles tirades. Ce n'est ici qu'un premier aperçu pour rendre compte du succès qui a été brillant, et des principales situations qui sont intéressantes; mais le sujet ayant déjà été traité par Métastase, Crébillon et Lemierre, j'examinerai dans un autre article ce qui appartient à M. Delrieu, et en quoi il vaut mieux que ceux qui l'ont précédé.

G.

XLVI.

Suite du même Sujet.

DANS le compte que j'ai rendu de la première repré

sentation, je n'ai pu donner qu'une annonce du succès, et un léger aperçu des situations. Le rapprochement des pièces composées sur le même sujet me fournira de plus grands détails sur les beautés et les défauts de la nouvelle tragédie.

Un certain Magnon fit paroître, en 1645, un Artaxerce, où l'on voit un ministre scélérat semer le trouble dans la famille royale de Perse, soulever contre Artaxerce ses deux fils Darius et Ochus, afin de s'assurer la couronne à lui-même. Ce traître s'appelle Téribaze, et non pas Artaban, mais c'est sur son modèle qu'on a formé tous les Artabans qui lui ont succédé.

L'Artaxerce de Magnon est le germe du Xercès de Crébillon, tragédie peu digne de son auteur ; on reconnut seulement Crébillon à la noble fierté avec laquelle il retira son ouvrage après la première représentation. Il y a quelques traits de vigueur dans le caractère d'Artaban; cet ambitieux ne se borne pas à désunir les deux fils de Xercès, Darius et Artaxerce, à troubler la famille royale par de perfides calomnies: il assassine Xercès avec le poignard de Darius, qu'il a eu l'art de se procurer; et sur un tel indice il accuse ce fils de Xercès d'être l'auteur du meurtre. Artaxerce, frère de Darius, fait juger et condamner l'accusé par les Mages; mais au moment de l'exécution Artaban est tué par son complice Tissapherne, et tout se découvre.

« PreviousContinue »