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soit qu'il en ait eu ou qu'il n'en ait pas eu la prétention. Ceci est un fait; et quand on accuse Marivaux de ce fait, on ne prétend pas prononcer sur la question intentionnelle. Il est incontestable qu'il a eu des imitateurs : ces imitateurs, comme cela arrive toujours, outrèrent encore les défauts d'un mauvais modèle ; ils furent donc de très-mauvais écrivains ; il est donc incontestable que Marivaux créa une mauvaise école. Toute l'équivoque est ici dans le mot accuser, qui, lorsqu'il s'agit de littérature et de goût, ne peut jamais avoir le sens précis qu'on lui donne dans les tribunaux. Quant à l'accusation de manquer de naturel, il est encore très-certain que Marivaux est un des acteurs les plus dénués de cette qualité précieuse: il suffit de le lire pour se convaincre de ce fait, sur lequel tous les gens de goût avoient été d'accord jusqu'à présent. Maintenant, comment concilier son originalité, également reconnue " avec son manque de naturel ? Comme on voudra; mais un fait ne sauroit en détruire un autre. D'ailleurs, est-il bien clair qu'on ne puisse être original et manquer de naturel? Où est la contradiction? Tous les écrivains affectés sont-ils nécessairement des copistes, des imitateurs? Qu'on me dise quel modèle copioit Sénèque ; et cependant Sénèque est reconnu pour un auteur très-affecté. L'affectation n'est-elle pas dans quelques hommes un travers naturel de leur esprit et de leur caractère ? J'accorderai donc, si l'on veut, que le style de Marivaux étoit naturellement affecté, qu'il a une affectation originale; mais à moins de vouloir disputer sur les mots, on doit convenir que cet auteur manque absolument de ce qu'on appelle, en littérature, le natureł. L'équivoque est la base de presque tous les paradoxes: ainsi l'auteur de la notice veut dire que Marivaux ne

manque point de naturel, en ce sens que son affec tation lui est propre, lui est naturelle; et tous les gens de lettres lui refusent cette qualité, la première de toutes pour un écrivain, dans le sens que l'on attache généralement et communément à ce terme. Après tout, que l'on montre en quoi consistent ces défauts qui ont fait de Marivaux un modèle si dangereux? N'est-ce pas dans la subtilité des pensées et des expressions? N'est-ce pas dans une manière de penser trop raffinée, trop quintessenciée, et dans une façon de s'exprimer trop mignarde, trop entortillée, trop alambiquée ? Et ces défauts sont-ils autre chose que le manque et l'exclusion du naturel? Vainement répétera-t-on que c'etoit ainsi qu'il concevoit naturellement, et que l'expression suiyoit la marche et la tournure de ses idées : je répète aussi que c'est là ce qui constitue l'affectation. Les imitateurs des mauvais écrivains en sont ordinairement les caricatures; ils grossissent, ils exagèrent les défauts de leurs modèles; ils font l'effet de la loupe. Eh bien, quel est le défaut principal des copistes de Marivaux? C'est l'affectation. L'auteur de la notice ajoute que Marivaux plaît, et que jamais on ne plaît par l'affectation: il est vrai qu'on ne plaît pas long-temps par ce moyen, mais on peut séduire un moment; et il faut convenir que Marivaux n'est pas un des auteurs auxquels on revient le plus souvent et le plus volontiers. On sait, dit encore l'auteur de la notice, que les imitateurs de Marivaux courent après l'esprit, et que Marivaux n'auroit pu le fuir; c'est-à-dire qu'on sent que Marivaux ne sait point s'arrêter dans l'analyse subtile de ses pensées; qu'il est presque toujours entre le faux et le vrai, et moins souvent dans le vrai que dans le faux. Cet écrivain, qui ne pouvoit fuir l'esprit, suivant l'expression de l'auteur

de la notice, n'en avoit pas assez pour savoir garder la mesure convenable: l'abus suppose toujours plus de foiblesse que de force; il y a plus de mérite à toucher le but qu'à le passer; et quoique l'abus de l'esprit frappe généralement plus la multitude infinie de ceux qui n'en ont guère, qu'un usage discret et réglé de cet inestimable don, cependant, et telle est la doctrine des maîtres, c'est en manquer que d'en avoir trop: hors de la justesse, du goût et de la vérité, hors de la règle du bon sens, il n'est point d'esprit véritable.

Au reste, la notice dans laquelle cette erreur littéraire s'est glissée, est une des plus brillantes et des plus ingénieuses de ce recueil; et, à l'exception de ce paradoxe, elle ne contient que des idées très - solides et des vues aussi justes que fines. Les erreurs ne tirent point à conséquence lorsqu'elles se trouvent dans des livres où il n'y a que des erreurs ; mais elles deviennent dangereuses quand elles se mêlent dans un ouvrage bien fait, aux vérités, dont le nombre et l'autorité les protégent. C'est ce qui m'a engagé à insister sur cette opinion, qui ne m'a point paru assez réfléchie; et cette petite discussion m'ayant entraîné trop loin, je suis obligé de renvoyer à un troisième article les observations qui me restent encore à faire sur les autres parties de cet excellent recueil. Y.

XLVI.

Fin du même Sujet.

DANS cette foule de Notices qui toutes seroient dignes d'un extrait particulier, j'ai cru devoir me borner à celles qui concernent Marivaux, Diderot et La Harpe. J'ai rendu compte de la première dans un article précédent; il me reste à parler des deux autres, où sont appréciés deux écrivains qu'on peut regarder comme placés aux extrémités opposées d'une chaîne dont chaque anneau représenteroit un philosophe du dixhuitième siècle image dans laquelle il ne faut pas cependant chercher une grande exactitude, puisque rien n'offre plus d'incohérences, de disparates et de bigarrure que la philosophie moderne. Diderot poussa la nouvelle doctrine jusqu'aux derniers termes de l'abus et de l'excès; La Harpe y porta toute la mesure et toute la justesse de son esprit: Diderot est l'apôtre le plus extravagant de la philosophie; La Harpe en est le disciple le plus sage : l'un ne prit des opinions de son siècle que ce qu'il en falloit pour obtenir les succès dont la secte étoit la maîtresse et l'arbitre; l'autre les outra au point de compromettre la secte même. Dans La Harpe, considéré comme philosophe, on reconnoît encore le littérateur judicieux; dans Diderot, considéré comme littérateur, on retrouve le philosophe fougueux et insensé; et comme tous les principes se tiennent, comme tout s'enchaîne dans l'ordre de la raison et de la vérité, le lien qui attachoit La Harpe

aux wrais principes de la littérature, devoit tôt ou tard le ramener vers les plus saines maximes de la politique et de la morale; tandis qu'un esprit aussi absolument faux que celui de Diderot, paroissoit être irrévocablement condamné à l'erreur. Un tel fou n'avoit de ressource que dans son caractère, qui, dit-on, n'étoit pas mauvais, et qui, suivant les circonstances, auroit pu se rapprocher de la vérité; mais c'est dans celui de La Harpe qu'il faut chercher la cause de ses écarts, comme c'est dans son esprit qu'il faut chercher celle de cette conduite admirable qui a répandu tant d'eclat sur les dernières années de sa carrière.

On remarque dans les extravagances écrites de Diderot un tel abandon, une telle exclusion de tout ce qui peut tenir aux calculs d'un esprit qui se possède et qui réfléchit, qu'elles ne peuvent inspirer de l'indignation que lorsqu'on oublie le ridicule de la doctrine pour en considérer les effets : il est véritablement le bouffon de la troupe; et ses ouvrages sont les caractères des dogmes philosophiques du dixhuitième siècle, comme son style est la charge du style et du mauvais goût qui régnoit alors. Il convient lui-même très-franchement qu'il ne suit aucune règle dans ses opinions : « S'il m'arrive d'un moment » à l'autre de me contredire, dit-il, c'est que d'un mc»ment à l'autre j'ai été diversement affecté ; je suis » un peu quinteux, comme vous savez; la moindre » variation qui survient dans mon thermomètre phy»sique ou moral, le souris de celle que j'aime, un » mot froid de mon ami, une petite bêtise de ma fille, » un léger travers de sa mère, suffisent pour hausser » ou baisser à mes yeux le prix d'un

ouvrage. » Voilà du moins un homme de bonne foi. Ailleurs il dit avec

la même naïveté, en parlant d'une proposition qu'il VIIIe. Année.

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