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les grands modèles de l'art étoient entre les mains de tout le monde; les ouvrages de Cicéron et de Virgile s'étoient prodigieusement multipliés par les soins des copistes ; les grands critiques même ne manquoient pas dans ces temps d'extrême décadence, et Longin composoit ces fameux traités dignes d'un meilleur siècle, parmi des hommes qui sans doute applaudissoient à ses leçons et à ses critiques, mais qui étoient bien déterminés à ne pas suivre ses préceptes. Tacite, avant lui, dans son Dialogue sur l'Eloquence, et lui-même, à la fin de son Traité du Sublime, paroît attribuer cette dégénération au défaut d'études; et pourtant jamais les écoles de la Grèce ne furent plus fréquentées qu'à l'époque dont nous parlons: on peut voir dans les Confessions de Saint-Augustin, quelle étoit l'affluence et l'ardeur des étudians; et Saint-Augustin lui-même, dont les ouvrages pleins de génie respirent le plus mauvais goût et même la barbarie, avoit beaucoup étudié les modèles, et ne trouvoit que trop de plaisir dans la lecture des vers de Virgile. Mais je ne prétends ici ni traiter ni chercher à résoudre une question si difficile.

Au reste, de quelque succès que les excellentes intentions de l'éditeur soient suivies, son ouvrage aura toujours un avantage incontestable, en présentant, comme il le dit lui-même, un faisceau de toutes les productions, qui, après celles des grands maîtres de la scène, sont les premiers titres de gloire du ThéâtreFrançais. A l'exception des théâtres de Corneille, de Racine, de Crébillon, de Voltaire, de Molière et. de Regnard, ce recueil renferme toutes les pièces, tant en cinq qu'en quatre, trois et un acte; tragédies, comédies, drames, qui depuis 1647, époque de la première représentation de Venceslas, sont restées au

théâtre, et ont mérité les suffrages du public et des connoisseurs; ainsi cet ouvrage peut servir de complément à ceux de nos premiers auteurs dramatiques. Il est orné d'un discours préliminaire et d'excellentes notices dont je parlerai dans un prochain article.

Y.

XLV.

Suite du même Sujet.

Le premier philosophe de notre temps a dit que la littérature est l'expression de la société; c'est par une application juste et délicate de ce principe, que l'auteur de ce Recueil a donné à ses observations un caractère qui leur est propre. Ce principe est ancien ; mais les professeurs et les littérateurs se bornant à éplucher des hémistiches, à critiquer des phrases, à examiner les ouvrages uniquement sous le rapport des règles de l'art, n'en ont presque pas fait usage: il est vrai que, comme toutes les maximes générales, il demande quelque réserve dans l'application ; et peut-être le tour neuf et vif dans lequel M. de Bonald l'a renfermé, en rendant les esprits plus attentifs à cette vérité, les a-t-il disposés à en étendre les conséquences au-delà des mesures de la justesse. L'exemple même de ce philosophe pourroit contribuer à égarer ceux qui voudroient toujours le suivre dans les routes hardies où quelquefois il s'engage, sans autre appui que son principe. Il est souvent dangereux que certaines vérités soient exprimées d'une manière si absolue et si tranchante. La précision, qui est le caractère des esprits justes, est l'écueil des esprits

faux; la raison en est simple: elle ne présente pour ainsi dire qu'un point indivisible où la justesse seule peut s'arrêter; l'esprit faux est toujours en-deçà, et par conséquent toujours d'autant plus près de tomber dans l'erreur, que la vérité se trouve renfermée dans des bornes plus précises et plus étroites. Trois auteurs principaux (1), dans des ouvrages très-remarquables, ont appliqué depuis quelques années, à la littérature, ce grand principe dont M. de Bonald a créé l'expression ; mais ils me paroissent tous les trois en avoir abusé ; et peut-être l'expression dont M. de Bonald l'a revêtu, très-séduisante comme presque toutes les formules sentencieuses et aphoristiques, n'est-elle qu'un abus elle-même.

Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans les développemens qui seroient nécessaires pour bien expliquer ma pensée; qu'on me permette seulement encore de citer un exemple du penchant que nous avons aujourd'hui, plus que jamais peut-être, à abuser de tout ce qui se présente sous une forme sentencieuse et avec une expression métaphysique. Depuis quelque temps je vois citer par-tout une phrase de M. de Buffon; et cette phrase on, la dénature, soit pour le sens, soit pour les termes Le style est tout l'homme, nous dit-on avec une sorte d'emphase, et sous l'autorité de ce grand écrivain. D'abord voici le texte de Buffon: Le style est l'homme même; ce qui me paroît un peu moins à prétention, et ce qu'il n'avance point d'une manière absolue comme on a soin de le supposer, mais seulement par opposition aux connoissances, aux faits, aux découvertes qui peuvent aisément s'enlever, comme il le dit lui-même, tandis que le style est inhérent à l'homme même, et ne peut pas lui être dérobé. Voilà (1) Madame de Staël, M. de Châteaubriand, M. de Bonald.

tout ce que l'auteur a voulu dire; et sans doute il riroit, s'il pouvoit en être témoin, des singulières applications qu'on a faites d'une phrase dont les termes sont peut-être un peu trop généraux, mais dont le sens est parfaitement clair à l'endroit où elle se trouve. J'ai quelque crainte, je l'avoue, que ceux même qui ont le mieux signalé les écarts de la métaphysique, ne se défendent pas assez de ses attraits, et ne risquent de s'égarer à sa suite dans un autre sens : tant il est difficile de ne pas se laisser entraîner par l'esprit et par le goût de son siècle!

C'est sur-tout la littérature dramatique qu'on peut appeler l'expression de la société ; c'est cette partie de l'art qui a un rapport plus direct, plus positif et plus sensible avec les mœurs, les usages, les habitudes et les convenances sociales; et cependant, lorsqu'on l'envisage sous ce point de vue, que d'obscurités elle présente encore, et combien de problêmes n'offre-telle pas à résoudre! Pourquoi n'a-t-il été donné qu'aux Grecs de fonder la tragédie sur l'intérêt national? Pourquoi les Romains n'ont-ils eu ni tragédies ni comédies qui leur fussent propres ? Pourquoi nos chefs-d'œuvre tragiques ne sont-ils guère que des traductions de tragédies grecques, appropriées à notre goût? Questions auxquelles il est très-difficile de répondre, même avec le principe que la littérature est l'expression de la société.

Sans jamais en forcer ni l'application, ni les conséquences, l'auteur de ce Recueil a su toujours habilement rapprocher l'état des mœurs de l'état du théâtre, et les opinions de la société des maximes de la scène, sur-tout lorsqu'il est arrivé au dix-huitième siècle, à cette époque où l'influence des unes sur les autres devint plus sensible.

En effet, l'action de la philosophie moderne sur la littérature dramatique fut telle, qu'elle concourut plus qu'aucune autre cause à ébranler les principes même de l'art : c'est ainsi que le plus beau génie de ces temps de décadence sacrifia presque toujours la vraisemblance du dialogue au plaisir de mettre ses propres maximes dans la bouche de ses personnages; et que les drames et les comédies métaphysiques exprimèrent parfaitement, les uns, cette pédanterie philosophique, tout hérissée de sermons moraux et de prédications sentimentales, qu'on vouloit substituer aux prédications religieuses, comme on substituoit l'humanité à la charité ; les autres, cette manie des subtilités et des sophismes qui a fini par altérer sensiblement le caractère national, et par fausser l'esprit public.

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Ce sont ces différentes modifications qui, observées dans leurs détails, dans toutes leurs nuances, dans leurs divers développemens, font de ce Recueil un des cours de littérature les plus instructifs par la réunion de tout ce que le goût a de plus pur dans ses principes, et de tout ce que le véritable esprit philosophique, sagement appliqué aux lettres, a de plus délicat dans ses observations : chaque auteur y est apprécié avec une rare justesse; · et la seule notice sur Marivaux m'a paru renfermer quelques opinions littéraires un peu paradoxales, quoique d'ailleurs cette notice soit pleine, comme toutes les autres, de réflexions aussi vraies et aussi solides que fines et piquantes. L'auteur prétend qu'on a eu tort d'accuser Marivaux de manquer de naturel, d'avoir créé une mauvaise école. Il se fonde sur ce que Marivaux est un auteur original, et sur ce qu'il n'a jamais eu la prétention de créer une école. Il est certain pourtant qu'il en a créé une,

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