Page images
PDF
EPUB

poète doit étudier et peindre? N'est-ce pas plutôt la riche et brillante parure qu'elle étale à ses yeux, ces spectacles pompeux ou rians, sévères ou gracieux, pleins de grâce ou de majesté, dont elle couvre les opérations mystérieuses de ses profondes élaborations et les jeux inexplicables de son mécanisme divin. C'est la décoration, c'est la scène du monde que le poète, comme le peintre, doit reproduire dans ses tableaux magiques:

:

Ut pictura poësis.

Ce ne sont point les roues, les cordages, les leviers qu'il doit nous montrer, ce n'est point le derrière du théâtre qui demande ses pinceaux : c'est en vain que dans sa préface M. Delille s'autorise de l'exemple de Lucrèce le poète latin, tout grand poète qu'il étoit, n'a fait qu'un poëme illisible. Cherche, qui voudra, dans son ouvrage, trois ou quatre morceaux d'une beauté supérieure, chauds de verve et de génie, remplis de douceur ou de force; pour moi, j'abandonne ses six mortels chants De Rerum Naturâ aux érudits, amateurs des antiques rêveries, et aux partisans, s'il en est encore, d'Épicure et de ses atomes. Que M. Delille revienne à Virgile, il n'est pas fait pour imiter Lu

crèce.

Mais ne seroit-ce pas faire un exposé trop incomplet de son poëme, que de n'y pas reconnoître de très-rares

beautés? Elles éclatent dans les morceaux d'ornement, même dans quelques descriptions techniques; quelles heureuses combinaisons de mots! Quelles coupes variées et piquantes! Quelle précision et quelle harmonie ! Cependant on rencontre aussi des vers durs, et même des vers ridicules, des détails non-seulement arides, obscurs et insipides (c'est le plus grand nombre), mais

dégoûtans à l'excès, comme celui des amours et de l'accouplement du crapaud. Les digressions, les épisodes ne sont pas tous également heureux : il en est de froids, de languissans, de bizarres, comme celui de l'Aurore Boréale au premier chant; d'usés, comme celui de Musidore, au troisième tableau, copié de Thompson, forcé en quelques endroits, trop allongé dans d'autres, et qui ne se recommande que par quelques jolis vers, et un peu de gravelure. Concluons donc que ces derniers poëmes ressemblent à tous ceux de M. Delille; qu'on y trouve beaucoup à admirer, plus encore à reprendre ; qu'ils sont inférieurs à leurs aînés, sous le rapport du choix du sujet, de la perfection du style et de l'agrément de l'ensemble; et qu'en un mot ce sont des ouvrages foibles, qui n'ont pu être composés que par un talent très-fort. Je me propose d'entrer incessamment dans quelques détails: j'ai mieux aimé jeter d'abord sur ces productions un coup d'œil général; je me suis hâté de présenter un résumé. En effet, qui ne connoît pas déjà les détails? Qui n'a pas déjà lu ces poëmes? Qui ne les a pas jugés? Tel est le privilége des grands talens et des grandes renommées : ils sont indépendans de la critique; et, pour eux, publier un ouvrage, c'est avoir déjà réussi.

Y.

XXXIX.

JE

Suite du même sujet.

E crois devoir, en conscience, examiner l'un après l'autre les deux poëmes que M. Delille a réunis sous un même titre ; car il ne faut pas mêler des choses essen

tiellement diverses poëme des Trois Règnes avec celui des Quatre Élémens; ce sont deux ouvrages très-différens. Admirons, si nous voulons, la fécondité singulière de l'auteur qui, sans s'en apercevoir, nous a donné tout-à-lafois deux poëmes au lieu d'un; mais sachons distinguer ces productions jumelles ; et sans porter la sagacité aussi loin que ceux qui prétendent voir dans les Trois Règnes de la Nature autant de poëmes qu'il y a de chants, contentons-nous d'y voir deux poëmes bien complets, très-distincts, très-indépendans l'un de l'autre, dont chacun fait un tout à part, et qui n'ont de commun que le titre sous lequel on les a rassemblés, et le procédé typographique qui leur sert de lien. Je parlerai donc d'abord du poëme des Quatre Élémens: je réserve un autre article à celui des Trois Règnes. N'est-ce pas doubler la gloire d'un écrivain comme M. Delille, que de doubler le nombre de ses ouvrages?

gardons - nous de confondre le

Tous les talens, même les plus heureux, même les plus forts, ont leur côté foible: celui de M. Delille n'est pas exempt de cette loi générale, il semble même avoir trois côtés au lieu d'un, par lesquels il se rapproche en quelque sorte de la médiocrité et devient sur-tout accessible à la critique. La nature, qui a comblé ce poète de tant de faveurs, lui a refusé cette partie essentielle du génie, qui consiste à concevoir et à combiner fortement l'ensemble d'un ouvrage cette souplesse d'esprit, qui va chercher et qui trouve les points de contact par où les idées les plus dissemblables se rattachent les unes aux autres ; ce genre d'inspiration qui, saisissant l'écrivain toutes les fois qu'il entre dans une des principales divisions de son sujet, éloigne tout soupçon de repos et d'interruption, et lui fournit des exordes et des débuts qui raniment l'intérêt, en concou

rant à l'unité. M. Delille paroît sur-tout éprouver une espèce d'embarras quand il commence un poëme : c'est ce qu'on peut remarquer dans tous ceux qu'il a publiés jusqu'ici, dans les Jardins, dans les Géorgiques françaises, dans l'Imagination, dont les premiers vers et les premières pensées ont quelque chose de pénible ou de recherché, qui trahit la perplexité du poète; c'est ce qui frappe aussi dans le début du poëme des Quatre Elémens. L'auteur a eu recours à une fiction sublime: il croit voir et entendre le Génie de la nature, qui lui apparoît, et qui lui conseille de chanter les mystères de la physique, après avoir peint les grandes scènes du spectacle du monde; mais cette fiction ne semble pas amenée d'une manière assez noble. Le premier vers du poëme est d'un abandon et d'une négligence qui conviendroit mieux au début d'un conte qu'à celui d'un ouvrage de quelqu'importance:

Un jour, pour la campagne abandounant la ville, etc. Ce ton de familiarité, cette description d'une petite promenade d'après-dîner, délayée dans quelques vers assez communs; le retour du poète qui, en entrant chez lui, se met au lit pour se délasser, et s'endort, tout cela est au-dessous et du sujet qu'il va traiter, et de la fiction par laquelle il entre en matière. Du reste, cette fiction est en elle-même fort bien versifiée, et réunit à ce mérite celui d'être une exposition assez passable.

Je ne sais trop si le poète, qui se propose, dans son premier chant, de célébrer les effets et les merveilles du feu, n'a pas eu tort de dire, dans une exposition particulière, et relative à cette portion de son sujet,

Mes pinceaux sont trempés, et la vive lumière
Dans mes riches tableaux brillera la première.

Il falloit, je crois, nommer le feu dont la lumière n'est

qu'un effet, et pour le moins il ne falloit

pas donner ici à la lumière une épithète qui n'est évidemment

appelée que par le besoin de remplir la mesure du vers. Le chantre du feu invoque ensuite Apollon; mais cette invocation ne se trouve là que pour amener une apostrophe à M. de Lambre, que l'auteur prend pour guide dans cette nouvelle carrière: apostrophe beaucoup trop longue, qui, dans sa longueur, paroît renfermer uné contradiction, puisque d'abord M. Delille monte avec M. de Lambre sur le char de Newton,

Sans s'effrayer du sort de Phaëton,

et qu'à la fin il dit à l'astronome qu'il le suivra des bords de son ruisseau, et seulement des yeux de l'imagination. Ce n'est pas le seul endroit où le poète s'oublie dans l'étendue de ses développemens, et ne s'aperçoit pas qu'il se contredit. On peut remarquer de plus, dans cette tirade, une pensée qui ne brille pas par le naturel :

Pour toi l'attraction est encore l'amitié.

La manière distinctive de l'auteur s'étoit déjà montrée dès les premières pages, dans ce vers qui termine une énumération des effets de la lumière :

Enfin, l'ame, la vie, et le peintre du monde.

Elle éclate toute entière au second chant, dans une autre apostrophe à un autre savant, M. Lefèvre-Gineau. Le poète prie M. Gineau de lui enseigner les combinaisons des élémens, et s'écrie:

Le ciel qui te doua des plus riches trésors,

Du talent et des mœurs fit l'heureux amalgame :
Oui, des combinaisons la plus belle est ton ame!

Après avoir décrit avec une rapidité qui dégénère quelquefois en sécheresse, et qui quelquefois aussi

1

« PreviousContinue »