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XXXII.

Mathilde, ou Mémoires tirés de l'histoire des
Croisades; par madame Cottin.

MATHILDE, sœur de Richard roi d'Angleterre,

n'avoit que seize ans, et touchoit au moment de prononcer ses vœux dans le couvent où elle avoit été élevée dès sa plus tendre enfance, lorsque son frère vint la voir avant de quitter l'Europe pour aller soustraire Jérusalem au pouvoir de Saladin. Les malheurs, le courage et les projets des Croisés donnent à cette vierge timide des idées qu'elle n'avoit pu concevoir dans la paisible retraite où elle avoit toujours vécu; sa piété prend un caractère nouveau, et dans l'enthousiasme qui l'anime, elle ose annoncer le desir de visiter la Terre-Sainte. Ce voyage étoit alors regardé comme la préparation la plus salutaire à l'état monastique. Mathilde trouva d'autant moins d'obstacles à obtenir ce qu'elle desiroit, que Richard, frappé de ses vertus et de sa beauté, conçut l'espoir secret de la rendre au monde dont elle devoit faire l'ornement. Il la confia à Bérengère, sa fiancée, qu'il épousa bientôt après à Messine. L'éclat d'une cour, les pompes de l'hymen, le bonheur si solennellement promis à ces époux firent penser à Mathilde qu'il étoit une autre félicité que celle qui jusqu'alors avoit rempli ses desirs ; mais son cœur n'en fut point ému. Sous le simple habit de novice qu'elle avoit voulu conserver, elle n'en parut que plus touchante à tous les chevaliers qui étoient accourus soit pour réclamer l'assistance de

Richard, soit pour l'aider dans sa noble entreprise. Guy de Lusignan, roi détrôné de Jérusalem, brave jusqu'à la témérité, capable d'employer le mensonge et la perfidie pour réussir dans ses projets, fut celui sur qui elle fit l'impression la plus vive. Le respect qu'elle imposoit par sa modestie, et cet habit sacré qui rappeloit sans cesse sa vocation, éloignèrent l'aveu de l'amour qu'elle inspiroit; et Lusignan, comme tant d'autres chevaliers, fut réduit à la servir sans espoir de récompense.

Après quelques jours consacrés à son épouse, Richard, entraîné par la gloire, se dispose à partir pour la Palestine: averti que la mer est couverte de vaisseaux ennemis, et que le redoutable Malek-Adhel, frère de Saladin, les commande souvent, il craint d'exposer Bérengère et Mathilde à des dangers qui ne pourroient qu'affoiblir son courage; et, pour attirer à lui toutes les forces des Sarrasins, arborant son pavillon, il s'embarque avec son armée, certain de vaincre les ennemis du nom chrétien s'il les rencontre, ou de les voir accourir près de Ptolemaïs au bruit imprévu de son arrivée. En effet, attaqué par les Musulmans, il coule à fond une de leurs galères, remporte une victoire long-temps disputée, atteint le but de son voyage; et, croyant avoir écarté le péril, il envoie à son épouse et à sa sœur l'ordre de le rejoindre sous la conduite de quelques chevaliers. Vaine prudence! Bérengère et Mathilde s'embarquent : après quelques jours d'une heureuse navigation le vent s'élève, pousse le navire contre les bancs de sable qui s'étendent aux environs de Damiette; et là, surpris par un vaisseau ennemi, au milieu d'une tempête affreuse il faut encore combattre. Josselin de Montmorency, le modèle des chevaliers, plus admirable par ses vertus que par un

Courage à toute épreuve, alloit sauver le dépôt précieux confié à ses soins, lorsqu'un esquif sort du port de Damiette. Au pavillon qui flotte dans les airs, les Sarrasins reconnoissent Malek-Adhel; ils poussent des cris de joie en prononçant son nom, et leur courage s'enflamme. A ce nom redoutable, Guillaume, archevêque de Tyr, annonce aux princesses qu'il n'est plus d'espérance. C'est dans ce moment affreux où Mathilde entend pour la première fois parler du plus terrible et du plus généreux ennemi des chrétiens, qu'il paroît devant elle, donne la liberté aux vaincus; et, en offrant son palais à l'épouse et à la sœur de Richard, ne leur demande que la promesse de ne point essayer de rejoindre le camp des Croisés avant que le roi d'Angleterre n'ait traité avec Saladin du prix de leur rançon.

Jusqu'à présent Mathilde n'a arrêté ses regards sur aucun homme sa piété, son innocence, ce qu'elle a entendu dire des Musulmans dans le cloître qu'elle habitoit, lui font penser qu'un ennemi de la croix ne peut que lui inspirer la plus vive horreur. Que l'on juge de sa surprise lorsque les bienséances l'obligeant de recevoir Malek-Adhel, elle s'encourage à porter les yeux sur lui tandis qu'il entretient Bérengère et l'archevêque de Tyr. Malek-Adhel est jeune, la nature lui a donné cette beauté mâle qui se développoit avec tant d'avantages dans les siècles où les qualités du guerrier reposoient plus sur les forces de l'ame et du corps que sur les calculs de l'art: habitué à commander, même aux femmes, tous ses mouvemens annoncent un maître; mais les liaisons qu'il a formées, dans les guerres précédentes, avec les habitans de l'Europe, ont développé en lui le germe de toutes les vertus ; il rougiroit de ne pas égaler en générosité ceux qu'il surpasse

en courage; il connoît les lois de la chevalerie, il a même voulu être associé à cet ordre défenseur du malheur et de la beauté; en un mot, il ne lui manque que d'être chrétien pour effacer tous les héros qui paroissent dans cet ouvrage. Tel est l'ennemi qui va attaquer l'innocente Mathilde; tel est le vainqueur qu'elle va soumettre sans art, sans coquetterie, et qu'elle verra jusqu'à la mort disposé à lui tout sacrifier; tout, excepté l'honneur, et l'amitié qui l'unit à Saladin, son frère et son roi. Qui sauvera cette vierge timide de tant d'entreprises hasardées pour lui plaire? Qui arrêtera les mouvemens de sa reconnoissance, et la défendra contre son propre cœur? Dieu, et la pudeur qui, dans les ames tendres, est le plus grand obstacle aux excès de l'amour. Ainsi Mathilde conduite par les événemens. à aimer, à ne pouvoir aimer que Malek-Adhel, lui opposera sans cesse la religion, et Malek-Adhel, disposé à tout entreprendre pour Mathilde, se verra toujours arrêté dans ses desirs par ce qu'il doit à Saladin et à sa patrie. L'intérêt de ce roman roule donc sur un combat entre l'honneur et la foi, combat terrible qui finit par la conversion et la mort du héros, et par la retraite sublime de la fille des rois au couvent du Mont-Carmel.

Il y a tant de talent et de si heureuses conceptions dans cet ouvrage, qu'en le jugeant la critique se voit contrainte d'oublier que ce n'est qu'un roman; que ce roman est fait par une femme assez modeste pour avoir voulu long-temps se dérober à la célébrité, et qui ne se nomme enfin que parce qu'il y auroit aujourd'hui trop d'orgueil de sa part à prétendre garder l'anonyme. Si une seule édition suffisoit au public, lorsqu'il s'agit des productions de madame Cottin, nous nous contenterions de faire remarquer les beautés de son ouvrage;

mais lorsque ce qui est bon peut devenir meilleur, c'est faire preuve d'estime pour un auteur que de lui indiquer les fautes qui lui sont échappées dans la chaleur de la composition, et quelquefois même dans la fatigue 'de l'exécution. Et pour répondre une fois pour toute à ceux qui ne connoissent pas le but de la critique, nous dirons que, pour juger un ouvrage d'imagination, on ne se croit pas supérieur à celui qui l'a conçu; car si on avoit fait soi-même le plan de l'ouvrage qu'on analyse, peut-être n'y auroit-on point laissé les fautes qu'on se croit obligé de remarquer; mais on seroit tombé dans d'autres plus considérables. Il y a toujours entre celui qui crée et celui qui analyse, toute la distance facile à appercevoir entre les poètes du dixseptième siècle et les métaphysiciens du siècle suivant. Cet aveu prouve combien petite nous faisons la part de notre amour-propre, et doit nous encourager à risquer d'avoir raison, même contre une femme..

On distingue dans tout ouvrage d'imagination trois parties qui concourent également à l'ensemble : le plan, les caractères et l'exécution. Le plan du roman de Mathilde est fortement conçu; et l'on peut s'étonner que dans un siècle où les hommes se bornent à chanter les saisons, les étoiles, la botanique, la chimie, ou quelques sentimens considérés comme des abstractions, les femmes aient le courage de sonder le cœur humain, et de faire de ses foiblesses et de sa grandeur le sujet de leurs compositions. Quelle différence de notre temps au temps héroïque des croisades! Les deux sexes sont maintenant confondus par des mœurs semblables; mêmes occupations, mêmes frivolités, même amour pour le changement; et ce n'est pas une chose indigne. d'occuper l'observateur, que le soin des journaux à nous apprendre les variations que la mode introduit chaque

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