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plus de bassesse dans la conspiration des Templiers. Eh! que peut-on imaginer de plus vil que des misérables conspirant contre la religion qui les avoit enrichis, et contre la puissance temporelle qui les maintenoit dans la jouissance de leurs richesses? n'est-ce pas là le dernier degré de l'ingratitude, le plus bas de tous les vices? On peut croire que les Templiers, s'ils avoient été les plus forts, auroient eu bien plus de barbarie que les rois et les papes; ils n'auroient pas, comme eux, accordé la vie à leurs ennemis sur un simple aveu: on sait à quoi s'en tenir sur la générosité, la justice et l'humanité d'une faction qui triomphe de l'autorité légitime. Mais Philippe étoit actif, vigilant, intrépide: sous les princes de ce caractère les révolutions ne réussissent jamais. Le roi de France, en faisant des Templiers un sujet de tragédie, affermit les rois et les papes encore pour plusieurs siècles: ce fut partie remise.

Cette opinion de M. de Condorcet, si positive, si formelle, a le double avantage et d'excuser les rois et les papes, et de rendre beaucoup plus vraisemblables les inculpations qui ont fait la matière du procès des Templiers. Une société qui travailloit à la destruction des préjugés dominateurs, ne devoit-elle pas commencer par témoigner elle-même dans ses assemblées secrètes le plus profond mépris pour ces préjugés? N'étoit-il pas naturel qu'elle en inspirât l'horreur à ceux qui se présentoient pour être initiés à ses mystères? Etoit-il étonnant que les frères, pour se lier plus étroitement comme autant de conjurés, et pour sceller d'une manière plus ferme l'œuvre de leur conspiration, ne se fissent point un scrupule de s'abandonner entr'eux à des libertés condamnées, comme des crimes, par les préjugés dominateurs, mais approuvées par l'ancienne

philosophie païenne, comme les noeuds d'une amitié sacrée ?

du

Voyez comme le coup-d'oeil d'un grand homme est Jumineux l'aperçu de M. de Condorcet dissipe les ténèbres de l'histoire des Templiers; tout est éclairci, tout s'explique, et les motifs de la conduite du roi et pape, et la source des crimes étranges dont on accusoit les Templiers, et la nature des témoignages d'après lesquels on les a condamnés. M. Raynouard prétend qu'on ne devoit pas admettre les dépositions de ceux qui avoient quitté l'ordre, et qu'il appelle apostats. Les apostats d'un tel ordre étoient de fort honnêtes gens :comment pouvoit-on connoître les secrets de l'ordre, si ce n'est par ceux qui avoient été à portée d'en être instruits? C'étoient des témoins nécessaires: la plupart de ces apostats étoient des hommes pleins d'horreur pour les abominations secrètes où ils avoient été forcés de jouer un rôle actif ou passif; ils s'étoient dérobés par la fuite aux affreux cachots réservés à ceux des frères qui paroissoient ne pas approuver le régime. intérieur de la maison: c'est ce qui résulte de la plupart des interrogatoires.

Enfin, ce qui doit rendre le sentiment de M. de Condorcet infiniment précieux pour ceux qui cherchent de bonne foi la vérité, c'est qu'il révèle le secret de cet enthousiasme extraordinaire qu'un ouvrage assez médiocre a excité précisément dans cette classe d'hommes dont les principes ont provoqué la destruction de toutes les corporations religieuses. Ce problême, presqu'împossible à résoudre dans toute autre hypothèse, devient clair et facile dans celle de M. de Condorcet: ce ne sont point des moines, des religieux qu'on envisage dans les Templiers, mais des ennemis de la superstition des amis de la liberté, victimes des rois et des papes.

J'ai vu avec surprise, dans la dissertation de M. Raynouard, l'aveu des crimes de l'ordre, échappé à la foiblesse ou à la conscience du grand-maître, justifié par une gasconnade. L'auteur prétend que la rétractation de Jacques de Molay fut plus héroïque que n'auroit jamais pu l'être sa constance. Il lui applique ce vers de Martial sur Mutius Scévola :

Si non errasset fecerat ille minùs.

Il eut moins fait s'il ne s'étoit pas trompé. Le vers est très-juste appliqué à Mutius-Scévola: son erreur ne servit qu'à faire éclater son courage. L'application qu'on en fait au grand-maître est excessivement fausse; car une bassesse est bien différente d'une erreur, et ne peut jamais servir à relever la gloire de l'homme qui s'en est rendu coupable.

Un des grands vices de la dissertation comme de la tragédie, c'est le faux, le charlatanisme et l'emphase. Que de figures triviales l'auteur entasse contre le pape, à l'occasion de la conduite qu'il tint à l'égard des Templiers qui se présentèrent au concile de Vienne! Ces députés venoient demander justice au nom de deux mille de leurs frères, cantonnés dans les montagnes voisines. Cette espèce d'ambassade ne plut pas au pape; il fit arrêter les orateurs, et en même temps doubler sa garde pour se garantir des périls dont le menaçoit une négociation de cette nature; il avoit si peu de remords d'une pareille précaution, qu'il en fit part ay roi de France, en lui conseillant de l'imiter. M. Raynouard épuise en vain sa rhétorique pour ériger en tyrannie cet acte de prudence: on n'aperçoit dans ses invectives qu'une vieille rancune contre les papes, et l'habitude de la déclamation. C'est cette habitude qui lui a dicté ces phrases si déplacées dans un précis

historique: Les cris de l'indignation, les plaintes de la douleur, ont traversé le silence des siècles et sont encore entendus par la postérité...... la justice des siècles est enfin arrivée pour eux. Cela ressemble beaucoup au galimatias. Quand on écrit ainsi une dissertation historique, comment doit-on écrire une tragédie?

Laissons là l'histoire et le procès des Templiers; c'est une tâche pénible que j'ai remplie à regret. Il me reste à examiner la pièce comme un ouvrage de l'art; cette fonction me convient davantage : la litté rature me paroît bien plus agréable que la jurisprudence criminelle. G.

Les TEMPLIERS.

XXIX.

Examen du plan et des

caractères de cette Tragédie.

Me voici enfin arrivé à la tragédie; je suis en pleine littérature: il n'est plus question ici de politique, de procédure, d'interrogatoire, de tortures, il s'agit d'éloquence, de versification, de bon sens et de toutes les lois de l'art dramatique.

J'ai déjà observé qu'au théâtre on s'intéressoit à F'individu, et jamais à une corporation. L'ordre des Templiers ne pouvant exciter aucun intérêt, l'auteur fixe tous les regards sur le grand-maître; ainsi le sujet de la tragédie est la mort du grand maître Jacques de Molay, supposé innocent et vertueux dans la pièce.

Pour qu'un innocent condamné à mort produise un

grand effet au théâtre, il faut du moins que le spectateur ne puisse douter de son innocence. Ainsi, par exemple, Hippolyte intéresse parce que tous les spectateurs sont témoins de sa pudeur et de sa vertu; mais qui nous répond de l'innocence du grand-maître? il faut l'en croire sur sa parole; rien dans la pièce ne prouve que Jacques de Molay soit innocent, si ce n'est son arrogance, son orgueil, ses fanfaronnades de courage et d'héroïsme : et les coupables sont toujours les mieux munis de ces preuves d'innocence.

Ce sujet, mauvais en lui-même, et que l'esprit de secte pouvoit seul rendre intéressant, est traité sans aucun art; le plan est très-défectueux, l'action ne se soutient que par des personnages inutiles, par des inconvenances et des invraisemblances accumulées.

Le lieu de la scène est le palais du Temple, à Paris; car ces pieux chevaliers des pélerins du Saint-Sépulcre habitoient des palais en Europe, depuis que les Musulmans les ávoient chassés de leur temple de Jérusalem. Le chancelier de Nogaret ouvre la scène en causant des nouvelles du jour avec le ministre Enguerrand de Marigny. Chacun a sa mission : le chancelier vient signifier au grand-maître des Templiers la destruction de son ordre ; le ministre vient annoncer que le roi Philippe transporte son domicile au palais du Temple. Du reste, cette première scène est matériellement bonne, parce qu'elle marque le lieu de la scène, fait connoître les principaux personnages, et instruit les spectateurs du sujet. Le roi, d'après les motifs les plus graves, est déterminé à dissoudre, sans éclat et sans scandale, celte pernicieuse corporation des Templiers.

Ce sont des Français, il veut cacher leur honte ;
Il se borne à détruire un ordre dangereux :

Qu'ils se montrent soumis, il sera généreux.

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