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XXIV.

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Le Philosophe sans le savoir. De l'Influence du Commerce sur les Mœurs.

Ce n'est point d'une représentation du Philosophe sans le savoir que je veux rendre compte, mais d'une guerre suscitée contre moi, à l'occasion du Philosophe sans le savoir, par des philosophes sachant fort bien qu'ils le sont. Sédaine, pour se mettre à la mode, mit dans la bouche de son Philosophe sans le savoir un lieu commun sur le commerce, applaudi avec fureur dans la nouveauté, et qui n'est plus aujourd'hui qu'un hors❤ d'œuvre et un défaut de convenance. J'ai observé que l'exagération des louanges prodiguées au commerce n'avoit d'autre objet que de flatter l'enthousiasme exclusif qu'affichoient alors nes philosophes pour une nation marchande qu'ils ne cessoient d'exalter aux dépens de leur patrie; le peuple anglais, à leurs yeux, étoit un peuple de sages, et la nation française un troupeau de Velches; ils traitoient de barbare la loi qui interdisoit le commerce à la noblesse française, et attribuoient à l'esprit philosophique une opinion très - naturelle à un peuple commerçant pour qui le commerce devoit être compatible avec les conditions les plus illustres. J'ai pensé qu'il convenoit à un Français de modifier les hyperboles fastueuses étalées sur notre théâtre, pour relever une profession utile, sans doute, mais dont on ne peut dissimuler ni les abus ni les dangers. Si le commerce étoit interdit autrefois à la noblesse française, c'est parce que, spécialement contraire au dévouement le plus héroïque, aux sacrifices les plus

désintéressés, cette classe de la nation devoit rester à l'abri de la rouille de la cupidité et de la contagion de l'intérêt. J'ai fait ces observations, et voilà la guerre allumée.

Lorsque vers le milieu du dernier siècle J.-J. Rousseau publia ce fameux discours où il s'efforce de prouver que les arts et les lettres contribuent à corrompre les mœurs, il vit s'élever contre lui le plus violent orage tout le petit peuple de la république des lettres s'égosilla à force de crier au scandale; la furie de ces aboyeurs étoit d'autant plus plaisante qu'ils blasphémoient ce qu'ils ignoroient, et ne comprenoient pas même le discours qui étoit l'objet de leurs calomnies. A les entendre, Rousseau prêchoit une croisade contre les universités, les académies, il prétendoit qu'on fermât les bibliothèques, les boutiques de libraires, les imprimeries, et jusqu'aux écoles des Frères de la Charité; il vouloit établir sur les ruines de nos sciences et de nos arts l'ignorance universelle; il n'y avoit pas d'écolier de rhétorique, pas de commis de librairie, pas de garçon d'imprimerie qui ne fût d'avis de lapider cet impertinent auteur. Le pauvre homme n'avoit fait qu'examiner si ce n'est pas un peu aux dépens des mœurs que le goût se forme et que les arts se perfectionnent, question oiseuse à la vérité ; car dès le temps où il écrivoit, on comptoit pour rien les mœurs dans tous les calculs politiques. Mais enfin un homme n'étoit pas pendable pour s'être amusé à des discussions inutiles sur la morale; son discours n'a fait ni bien ni mal il n'a pas empêché une tragédie ni même une comédie de naître, et ne nous a pas même épargné un seul mauvais vers; on le loue aujourd'hui comme un chef-d'œuvre d'éloquence.

Ce qui arriva au philosophe genevois pour un grand

discours sur les sciences, m'arrive à-peu-près pour quelques lignes sur le commerce: ce sont des lignes d'une morale surannée, qui ne font qu'effleurer trèslégèrement les dangers du commerce et son influence sur les mœurs; elles n'en ont pas moins soulevé contre moi tous les docteurs de comptoir, les garde-magasins, les garçons de boutique; tous, jusqu'aux banqueroutiers, ont pris fait et cause pour le commerce dans cette grande querelle; ils ont nommé une commission des plus beaux esprits de la compagnie, et ils l'ont chargée de venger l'honneur du corps. Déjà les commissaires ont fait insérer dans deux journaux, en payant les frais, deux satires qui sont assez virulentes pour prouver que leur cause est mauvaise, assez mal écrites, assez mal raisonnées, pour prouver que ce sont des marchands écrivains ou des écrivains marchands: leur meilleure plaisanterie est le reproche qu'ils me font d'être moi-même un marchand d'écrits; et leur plus fort argument contre moi, c'est qu'il s'est trouvé dans le commerce des hommes si recommandables par leur mérite et par leurs services, qu'on les a jugés dignes de recevoir des témoignages publics d'estime et de considération : ce que j'avoue, mais qui est fort étranger à la question.

La satire dont je parle ici, est imprimée dans le Journal du Commerce, et c'est la moins mauvaise des deux : elle annonce plus d'indiscrétion et de folie que de méchanceté. Il n'en est pas de même de celle qui se lit dans une autre feuille également attachée au commerce, parce qu'on s'y occupe beaucoup de l'avoine, du foin et de la paille pour assurer les subsistances des ouvriers du Journal: cette seconde satire est pleine de fiel, et encore plus dépourvue de raison que la première.

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Le satirique anonyme et sans lettre commence par se faire son procès à lui-même, en disant : « C'est une » chose merveilleuse que le talent qu'ont certaines gens » de parler avec confiance des choses qu'ils entendent » le moins. Cet homme en effet n'entend rien à mes phrases il faut pour les entendre avoir lu d'autres auteurs que Barême, avoir étudié autre chose que les Comptes tout faits. S'il avoit la moindre teinture de la morale, il sauroit que ces lignes qui le mettent en fureur ne sont que des résultats de la doctrine des meilleurs philosophes anciens et modernes. Oui, malgré sa grande colère, il n'en est pas moins vrai que donner aux hommes des besoins factices, c'est les amollir, les corrompre et les asservir. Le commerce, quí favorise et propage essentiellement le luxe, n'est point favorable aux mœurs; une profession dont le principal but et le premier objet est d'enrichir celui qui l'exerce, peut être fort utile sous plusieurs rapports; mais elle n'a rien qui élève l'ame et inspire des idées grandes et généreuses. En supposant que le commerce enrichisse les Etats, ce dont les économistes ne conviennent pas, c'est leur affaire et non la mienne; il s'en faut bien qu'il y ait toujours de la grandeur dans ce qui procure les richesses. J'ai parlé du commerce en général, ou plutôt de l'esprit du commerce, mais non des commerçans, qui sont tous personnellement trèsestimables quand ils ont la probité et la bonne foi qu'on exige dans toutes les professions, mais sur-tout dans celle où l'on est plus tenté de n'en pas avoir. Il est honorable aux particuliers de résister aux tentations; mais la profession qui donne ces tentations, n'a rien par elle-même qui puisse autoriser l'excès des louanges qu'on lui prodigue.

Des idées aussi simples et aussi claires n'entrent dans

la tête du satirique que pour lui troubler le cerveau. Il m'accuse de faire le procès à tous les négocians: comme si les négocians étoient responsables des effets que peuvent produire leurs marchandises sur les mœurs de ceux qui les achètent ; il me reproche de prononcer un arrêt de proscription contre toute espèce de commerce. Des réflexions abstraites sur le rapport du commerce avec les mœurs ne proscrivent aucun commerce, ne nuisent aux bénéfices d'aucun négociant. Que les négocians s'enrichissent et nous laissent moraliser : ils doivent être contens de leur lot. Je ne leur conseille pas d'avoir rien à démêler avec la morale; qu'ils s'en tiennent à l'arithmétique : ce doit être dans notre siècle d'or la première des sciences.

Je ne pardonne pas au champion du commerce de citer faux. Je n'ai point dit, comme il l'assure, que les philosophes du dernier siècle avoient mis le commerce à la mode; que l'esprit mercantile n'étoit autre chose que l'esprit philosophique; que les philosophes avoient fait la révolution. Ce ne sont point là mes expressions; l'ordre de mes phrases est bouleversé, et il résulte de ce déplacement un sens qui n'est pas le mien. Toutes ces citations sont aussi inexactes que perfides: se permettre d'altérer, de dénaturer un texte pour mettre plus à leur aise la calomnie et la satire, c'est un artifice déloyal, c'est violer la bonne foi du commerce littéraire. Le seul endroit plaisant est celui où l'anonyme, après avoir exposé quelques-unes de mes idées sur les inconvéniens attachés au commerce étranger, s'écrié, dans un transport risible: « Si ces » idées sont justes, chacun doit faire ses souliers, ses » habits, son journal, son pain; si ces idées sont "justes, il faut briser tous nos métiers, culbuter » toutes nos manufactures, brûler nos presses et tous nos

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