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tention ce qui lui passe par la tête, et appeler cela des pensées, ne pût faire un recueil aussi agréable et aussi intéressant. Le lecteur y apprendra du moins que M. Necker aimoit beaucoup les révérences, dont il regrette infiniment que les femmes aient perdu l'usage. C'étoit sans doute une jouissance pour lui, lorsqu'il étoit ministre, et qu'il entroit dans un salon, de voir les femmes se lever et l'accueillir avec «ce plié lent, » les yeux baissés, la taille droite, et une manière de » se relever en regardant alors modestement la per» sonne, et en rejetant avec grâce le corps en arrière. » Tout cela est plus fin, plus délicat que la parole, » mais très-expressif comme marque de respect. >>

Or, si telles sont les pensées de M. Necker, que serace de ses esquisses de pensées? Donner au public jusqu'à des ébauches de pensées, c'est être bien scrupuleux à son égard et lui rendre un compte bien fidèle de tout ce qu'il a droit d'attendre dans la succession d'un grand homme. Je crois cependant que les plus proches héritiers auroient pu en conscience soustraire à leur profit des ébauches telles que celles-ci :- Sur les vieillards. « Ils ne doivent plus se servir du mot délicieux; » il n'est plus de leur âge; » de sorte qu'un pauvre vieillard qui aura bu avec délices un bon verre de vin du clos Vougeot, ne pourra pas dire ; Il est délicieux ; cela est dur! Sur les femmes. «Il ne faut pas que les » femmes se permettent aucun faux mouvement : il y a » dans tout ce qu'on fait habituellement une raison pri » mitive.» Les femmes feront très-bien de ne pas faire de faux mouvemens; mais je ne vois pas quelle liaison il peut y avoir entre la première et la seconde phrase. ➡ La révolution. « La révolution a augmenté en France la somme d'esprit ; un plus grand nombre de gens en » ont un peu. » C'est très-mal raisonné pour un calcula

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teur; car, si un petit nombre de gens en avoit beaucoup moins, son addition pourroit bien être fausse. Sur un usage de Genève : « Usage charmant à Genève! On > prend le nom de sa femme; quelle admirable inven» tion qu'une femme! » J'avois souvent entendu faire cette plaisanterie ; mais je ne me serois pas imaginé qu'on l'eût écrite sérieusement, et sur-tout fait imprimer.

Si les pensées ou les esquisses de pensées de M. Necker sortent quelquefois de ce cercle de lieux-communs, de puérilités et de niaiseries, elles ne se distinguent presque jamais, ni par un ton imposant d'élévation, de vérité et de profondeur, ni par les grâces de l'esprit, de la légèreté, de la finesse, seuls caractères qui font vivre un pareil ouvrage. Je ne parle point d'un chapitre sur le commerce et la législation des grains, morceau qui, par son étendue et son objet, sort de la classe des pensées, et rentre plus particulièrement dans celle dés méditations et des études accoutumées de M. Necker. Je n'ai rien dit non plus d'une plaisanterie assez ingénieuse, intitulée le Bonheur des sots, parce qu'elle étoit connue depuis long-temps. M. de Talleyrand qui, s'il étoit heureux, ne pouvoit croire au systême de M. Necker, y fit une réponse qu'on lut avec plaisir, mais qui, je crois, n'a pas été imprimée ; on y remarquoit cette phrase délicate: « M. Necker est le premier »novateur qui ne soit pas de sa secte.>>

Une Anglaise d'une figure charmante, et un Anglais d'une figure superbe, deviennent époux ; ils sont ruinés par un agioteur, et ils se tuent. Tel est le roman de M. Necker: en tout trois personnages, les deux époux et le fripon qui les dupe; et trois événemens, un mariage, la ruine d'une famille, et deux coups de pistolet qui terminent cette affaire et ce roman. Tout le reste est

rempli par les longues conversations amoureuses du mari et de sa femme, et, quand ils apprennent qu'ils n'ont plus le sou, par leurs longues conversations désespérées, suivies du projet plus désespéré encore de se tirer chacun un bon coup de pistolet. Cela n'est pas bien gai, comme l'on voit; mais ce qu'il y a de pis, cela est peu attachant. Le bonheur de deux époux peut intéresser sans doute, mais il faut que ce bonheur soit mis en action. Rien de plus ennuyeux et de plus soporifique que de le peindre dans d'éternelles conversations, où le mari et la femme font assaut de fadeurs, parlent mutuellement de leurs charmes, de leur beauté, de leurs yeux, de leurs cheveux, de leur coeur, de leur de leur amour, de ce toi qui est moi, de ce tien qui est mien, de cet univers qui s'en va quand ils ne sont plus ensemble, etc.

ame,

Quel rôle plus ridicule que celui du chevalier Sommers, lorsqu'il réunissoit une assemblée dans son château, et qu'il « entroit à tout moment dans l'ap»partement de mylady Sommers, pour savoir si elle » étoit prête à paroître; et quand elle l'étoit, il la devançoit avec précipitation, et se plaçoit de ma» nière à bien juger de l'effet que feroient au milieu » du cercle la parure d'Elise et sa beauté ; puis il s'ap» prochoit des personnes qui avoient montré le plus. » de surprise! -Eh bien !.... disoit-il à chacun en » particulier. Qu'on se figure jusqu'à quel point est niais cet eh bien ! dans la bouche du mari. Quant à mylady Sommers, elle parle souvent à son mari de sa noble beauté, de sa figure superbe, de ses beaux yeux, de ses beaux cheveux, de ses boucles qui lui vont si bien, qu'elle roulera elle-même dans ses doigts, et croira former un noeud d'amour : elle lui dit même quelques douceurs en rêvant.

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Je ne dirai rien de la catastrophe, elle est encore plus monstrueuse que déchirante: la perte de sa fortune est-elle donc un motif suffisant pour se tuer? L'ame plus douce d'une femme doit-elle partager cette féroce exaltation de son mari? Madame de Staël a défendu en théorie le suicide; M. Necker le met en pratique : telles sont les idées conservatrices que le père et la fille lèguent à leurs contemporains et à la postérité.

A.

XXIII.

Résumé sur Madame de Staël, à l'occasion d'une nouvelle édition de DELPHINE.

MADAME de Staël a cru devoir enrichir notre littérature de deux romans: le premier qu'elle a donné, est, à mon avis, fort supérieur au second, et il n'est pas bon. Peut-être la femme de lettres à qui nous devons le Traité des Passions, et celui de la Littérature con sidérée dans ses rapports avec la morale et la politique, a-t-elle voulu, par des productions d'un genre moins sublime, se rapprocher de son sexe, au-dessus duquel elle craignoit de paroître trop élevée. Sa position étoit délicate en effet : les hommes qui la voyoient à leur niveau en concevoient quelque jalousie ; et les femmes que ses prétentions auroient pu enorgueillir, ne paroissoient pas disposées à les lui pardonner. L'intérêt que les femmes portent à leur sexe est une espèce d'abstraction; quand il s'agit de particulariser ce sentiment général, elles le modifient beaucoup: elles veulent bien qu'on assure la gloire du corps; mais malheur à eelle qui se charge de cette fonction!

Dans ses ouvrages philosophiques, madame de Staël avoit eu un défaut, celui d'être trop romanesque; elle celui d'être trop phi-.

en eut un autre dans ses romans, losophe : les premiers auroient pu faire croire qu'elle avoit du talent pour un genre qui demande de la sensibilité, de l'imagination, un style vif, animé, pittoresque; et les seconds, si les premiers n'existoient pas, feroient penser qu'elle est propre sur-tout à la discussion, à l'analyse, aux genres qui exigent de la méditation, de la sagacité, de la profondeur. Il y a du malheur dans tout cela, mais on peut y trouver aussi la preuve d'un esprit distingué : car il n'appartient pas aux esprits vulgaires, quand ils s'exercent dans un genre, de faire regretter qu'ils ne se soient pas exercés dans un autre.

Ce qui domine dans les ouvrages soit philosophiques, soit romanesques de madame de Staël, ce qui les caractérise, c'est une sorte d'exaltation qui va jusqu'à l'oubli des bienséances: il faut bien que je me serve de cette expression, un peu dure à l'égard d'une femme, mais qui rend ma pensée, et d'ailleurs au-dessus de laquelle madame de Staël paroît s'être placée. Une femme doit se soumettre à l'opinion, dit l'épigraphe de Delphine: la maxime est parfaitement vraie, et la morale excellente; et quand on songe que cette morale est de madame Necker, on voit que de très-bons principes ont présidé à l'éducation de madame de Staël. Mais le talent est souvent plus fort que l'éducation : aussi madame de Staël a-t-elle débuté dans la littérature par des Lettres sur Rousseau, dans lesquelles on dut s'étonner de voir une très-jeune personne vanter avec tant d'enthousiasme la nouvelle Héloïse, s'identifier avec l'héroïne du roman, et faire l'apologie des passions les plus dangereuses et des foiblesses les plus coupables. Certes, l'éloquence de Rousseau est bien capable de renverser

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