Page images
PDF
EPUB

qu'on découvrira un fonds admirable de bon sens, de sagesse et de lumières, bien supérieur à l'audace, ́au charlatanisme et au clinquant moderne.

Si nous en croyons madame de Staël, les philosophes grecs ne sont point méthodiques; ils ne savent pas disserter, discuter, analyser avec autant d'art que les nôtres; mais elle leur accorde un avantage bien plus précieux que celui de l'ordre et de la méthode. « Combien cette morale qui consiste toute entière dans le calme, la force d'ame et l'enthousiasme de la sagesse, 'est admirablement peinte dans l'apologie de Socrate et dans le Phedon! Si l'on pouvoit faire entrer dans son ́ame cet ordre d'idées, il semble qu'on seroit invinciblement armé contre les hommes. Les anciens prénoient souvent leur point d'appui dans des erreurs, souvent dans des idées factices; mais enfin ils se sacrifioient eux-mêmes à ce qu'ils reconnoissoient pour la vertu; et ce qui nous manque aujourd'hui, c'est un levier pour soulever l'égoïsme: toutes les forces morales de chaque homme se trouvent concentrées dans l'intérêt personnel. ❝

Madame de Staël y pense-t-elle ? elle renverse tout son systême de perfectibilité, elle flétrit sa chère philosophie et la réduit à un vain et stérile jargon: nos méthodes, nos analyses, nos calculs, nos rapprochemens, notre art de résumer, en un mot, les travaux et les recherches des plus sublimes génies, cet amas de lumières qui depuis l'origine du monde vont toujours en croissant, n'ont donc abouti qu'à dégrader, qu'à démoraliser les hommes, et par conséquent qu'à saper 'les fondemens de la société. La morale des anciens excitoit à la pratique de la vertu; la nôtre tarit dans les coours la source de toute vertu: cette sublime philosophie, cette raison divine des modernes, ne sait point

parler à l'ame: aveugles que nous sommes, au milieu de nos prétendues lumières, tristes et froids sophistes dans nos pompeux et magnifiques raisonnemens, l'étalage pédantesque de nos sciences inutiles et même dangereuses ne peut pas nous apprendre que le luxe, la mollesse et les mauvaises mœurs sont les véritables fléaux des sociétés, et que des doctrines orgueilleuses et frivoles, des systêmes perfides et meurtriers que l'on prend pour des découvertes de la raison, font bien plus de mal aux hommes que l'ignorance!

Je m'étois flatté de pouvoir exposer et réfuter dans cet article tout le systême littéraire de madame de Staël; à peine ai-je effleuré ses préjugés sur la littérature grecque : le plaisir de parler de ce peuple, fondateur des sciences et des arts, la foule d'idées que fait éclore l'application de la morale à la littérature, m'ont entraîné plus loin que je ne voulois. Autant les discussions littéraires sont arides et froides quand il n'est question que d'éplucher des mots et d'analyser des préceptes, autant elles me paroissent intéressantes et animées quand on ne sépare point les lettres d'avec les mœurs dont elles doivent être l'expression et l'image.

XXI.

Manuscrits de M. Necker publiés par sa fille.

C'est une singulière famille que la nôtre,

dit

M. Necker; et ce jugement que je n'aurois pas pris la liberté d'énoncer ainsi, mais que j'ai le droit de répéter après lui, me paroit frappant de justesse et de vérité. N'étoit-ce pas en effet un spectacle bien singulier, de

[ocr errors]

son

voir cette famille en présence: M. Necker sans cesse en admiration, devant madame Necker; madame Necker en adoration devant M. Necker; M. Necker en ravissement devant madame de Staël; madame de Staël en extase devant M. Necker; et chacun d'eux occupé sans relâche à faire passer dans l'ame des autres son enthousiasme et ses transports? Jusqu'ici ils n'y ont pas réussi; tant de louables efforts ont été sans succès, ou plutôt ils en ont eu un si malheureux, que par politesse je n'oserois le caractériser. Mais voici madame de Staël qui s'avance encore dans l'arène, qui vient ro:npre une forte lance en faveur de la mémoire de M. père, et, dans un long morceau sur le caractère et la vie privée de M. Necker, épuise tout ce qu'une riche et brillante imagination peut fournir d'idées et de couleurs, tout ce que la sensibilité et la mélancolie ont de tendres mouvemens, d'accens plaintifs, de doux souvenirs, de tristes regrets; tout ce que la tendresse et l'amour ont de plus exalté; tout ce que la rhétorique offre de tours, de figures et de mouvemens oratoires; tout ce que l'éloge peut inspirer de plus flatteur, tout ce que le panégyrique peut se permettre de plus exagéré et de tant de facultés, de sentimens et de moyens, elle compose à l'objet de son culte une éclatante auréole.

M. Necker n'est plus, et sa mort est encore trop récente pour que nous devions prendre à son égard le tun sévère de la postérité. Il se trouve actuellement dans la position la plus heureuse pour être jugé, dans la position qui commande le plus de ménagemens à l'écrivain. Vivant, il provoqueroit davantage et de justes reproches, et des haînes peut-être trop méritées; mort depuis peu d'années, il appartiendroit au jugement d'une génération qui auroit le droit d'être plus VIIIe. Année.

ΙΟ

inflexible que ses contemporains. Mais aujourd'hui qu'il n'est plus là pour faire des apologies, pour répondre, pour se défendre, pour attaquer même, pour proposer de nouvelles constitutions qui rappellent trop celle qu'il a ébranlée, on est pour ainsi dire désarmé ; et si l'on pense encore à sa demi-ambition, ses demimoyens, ses demi-talens, ses demi-vertus, qui produisirent des malheurs bien entiers et bien réels, on sait du moins que tant de malheurs n'étoient pas dans son intention, et les crimes de tant d'autres ont fait oublier ses torts.

Si quelque chose cependant étoit capable de les rappeler, ce seroient les éloges indiscrets et outrés de madame de Staël. Sans doute il est permis à une fille, sans doute il est même louable en elle d'enfler un peu la mesure des vertus et des talens de son père; mais je ne crois pas que cette permission s'étende jusqu'à devoir nous présenter comme le plus grand, le plus vertueux, le plus aimable, le plus admirable, le plus sublime des hommes, celui à qui tant de souvenirs, tant de faits, tant d'événemens, tant de preuves assignent un rang bien différent parmi les hommes. Sans doute on doit des égards à une femme, mais ces égards ne peuvent aller jusqu'à me faire une loi d'applaudir à un aussi bizarre défaut de vérité et de convenances, à une exagération aussi folle et aussi ridicule.

Ces égards m'engageront du moins à ne point tirer de ce ridicule tout l'avantage que je pourrois, et à traiter d'un ton sérieux ce qu'il seroit bien plus aisé et plus piquant de combattre avec l'arme de la plaisanterie. Madame de Staël paroît s'attendre à ce genre d'attaque; elle semble même le redouter un peu. Elle met néanmoins les plaisans fort à leur aise; car elle leur déclare que triste, mais fidelle dépositaire de

l'usage constant de sa famille, elle ne fera point usage contr'eux de son talent; elle aime mieux leur opposer des vertus, un ferme sentiment d'élévation et de fierté. Or, il est vrai de dire de madame de Staël en particulier, comme des hommes en général, que l'arme de sa vertu est moins redoutable que celle de son talent. Mais je n'abuserai point de tout ce que cette déclaration peut avoir de rassurant; et fidèle historien, ou plutôt simple copiste, je ne ferai que transcrire les éloges de madame de Staël, sans m'occuper à faire ressortir tout ce qu'ils peuvent avoir de plaisant.

Ce ne sera donc pas ma faute, mais celle du panégyriste, si l'on est un peu tenté de rire lorsqu'on apprendra qu'en attendant une vie détaillée et politique de M. Necker qu'on nous promet, sa vie abrégée et privée est à-peu-près remplie de mots sans cesse répétés, et retournés en cent manières justesse, simplicité, élévation d'esprit, vertus, génie, perfection, ame sublime, ame éthérée, ame céleste, sentimens nobles, sentimens admirables, sentimens sublimes; si l'on voit daus M. Necker un homme simple dans un homme sublime, un homme juste dans un homme puissant, un homme bon dans un homme de génie, un homme sensible dans un homme illustre, l'image de cette Providence qui préside aux cieux étoilés, et qui ne dédaigne pas de veiller avec bonté sur la vie des passereaux, un homme semblable à ce dieu de la fable qu'on vit tour-àtour régner dans les cieux et servir sur la terre; un homme qui avoit droit de sacrifier tant d'avantages présens au suffrage des siècles, et qui pouvoit attendre. patiemment ce suffrage, parce qu'il vouloit être éternel, et que, comme la Divinité, il étoit patient parce qu'il étoit éternel, patiens quia æternus.

[blocks in formation]
« PreviousContinue »