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Frédéric, l'opinion publique ne fut pas aussi complaisante, et l'on vit l'orateur de l'Académie française réduit à se justifier de sa haine contre la littérature; position vraiment singulière. Il composa un dialogue entre la poésie et la philosophie, dialogue dans lequel la philosophie parle toujours, et ne parvient à se réconcilier avec la poésie qu'en affirmant : « Que Quinault >> est non-seulement le plus naturel et le plus tendre » de nos poètes, mais encore le plus pur et le plus » correct de tous : ce qui met naturellement Quinault au-dessus de Racine, et donne un terrible démenti à Boileau ; c'étoit un parti pris à cette époque. Si jamais la poésie personnifiée a été stupide, c'est lorsque M. d'Alembert s'est chargé de la faire raisonner en prose; elle pousse la bêtise jusqu'à consulter la philosophie pour savoir ce que c'est que la poésie, comme si une femme brillante de jeunesse et d'attraits s'adressoit à une vieille femme, sa rivale, pour connoître en quoi consiste les grâces, l'enjouement et la sensibilité. En vérité, il n'y a qu'un géomètre qui ne soit pas obligé de sentir tout ce qu'une pareille supposition renferme d'absurde.

M. d'Alembert n'a jamais tiré de sa tête que les conceptions du fameux discours sur l'Encyclopédie, et nous avons vu qu'il n'est pas heureux en découvertes; mais il a fait beaucoup d'éloges et de réflexions qu'il communiquoit à l'Académie française dans les séances publiques. Comme on n'avoit jusqu'alors rien entendu d'aussi extraordinaire, et qu'à Paris toutes les nouveautés ont un instant de vogue, il fut à la mode d'aller l'applaudir : il abusa de la complaisance du public, et bientôt l'engouement se changea en dégoût. C'est la seule manière d'expliquer pourquoi ses réflexions sur l'Histoire ont eu du succès, et pourquoi son Apologie

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de l'Etude a été sifflée à la lecture, c'est le même style, les mêmes idées, les mêmes paradoxes. Par exemple, il met Tacite au-dessus de tous les historiens, et dit que ་ l'histoire écrite par cet auteur, après tout » perdroit peu, quand on ne voudroit la regarder » que comme le premier et le plus vrai des romans » philosophiques. » Une histoire qui, après tout perdroit peu à n'être regardée que comme un roman vrai et philosophique, me paroît une chose inexplicable; et j'ai peine à concevoir à quel titre celui qui l'auroit composée pourroit cependant être mis audessus de tous les historiens. C'est dans le même discours qu'on trouve une phrase dont jusqu'ici personne n'a pu deviner le sens : « La nature est bonne » à imiter, mais non pas jusqu'à l'ennui. » L'auteur de Delphine a pris dans l'Apologie de l'Etude une autre phrase qui n'est pas moins bizarre : « Il ne me » reste plus qu'à être, pour ainsi dire, spectateur de » mon existence sans y prendre part, à voir, si je puis » m'exprimer de la sorte, mes tristes jours s'écouler » devant moi comme si c'étoient les jours d'un autre.ss Etre spectateur de son existence sans y prendre part, et voir ses jours s'écouler devant soi comme si c'étoient les jours d'un autre, c'est le sublime de la philosophie. Quel dommage que M. d'Alembert ait gâté une pensée aussi neuve par les pour ainsi dire, et les exprimer de la sorte dont il arrondit toutes ses phrases! Il ne dit jamais rien que pour ainsi dire, et ne s'exprime jamais d'une façon, sans demander préalablement s'il peut s'exprimer de la sorte, ce qui donne à son style une pesanteur dont on n'avoit pas eu l'idée jusqu'à lui. C'est pourtant cet écrivain froid, lourd, emphatique, qui a répété mille fois que Racine ne savoit pas écrire en prose.

F.

XVIII.

Même Sujet.

ON On m'a souvent accusé d'injustice et de partialité, lorsque j'ai soutenu qu'il avoit existé une conjuration très-sérieuse formée par les principaux disciples et partisans de Voltaire, pour détrôner Corneille et Racine, et mettre leur maître au-dessus de ces deux princes de la tragédie. L'entreprise étoit, il est vrai, trop extravagante pour être croyable; mais après avoir fait avaler au peuple français et aux bons habitans du Nord tant d'absurdités morales et politiques, les novateurs pouvoient se flatter, sans trop d'impertinence, de faire accroire au beau monde tout ce qu'ils voudroient sur un objet aussi frivole, aussi arbitraire que la littérature et le théâtre. La besogne étoit même déjà très-avancée, la révolution littéraire alloit grand train, lorsque la révolution politique allant plus vîte encore, est venue brouiller tout, renverser toutes les idées; et les meneurs ont été entraînés eux mêmes par le torrent dont ils avoient rompu les digues.

Voici la preuve authentique de cette conjuration contre Corneille et Racine. J'ai déjà cité dernièrement quelques blasphêmes de d'Alembert contre notre'premier tragique; voici de nouvelles impiétés, qui dévoilent plus clairement encore le dessein de substituer une vaine idole aux véritables dieux de notre scène :

« Voulez-vous que je vous parle net sur la pièce et » sur vos remarques (écrit d'Alembert à Voltaire, au »sujet de son Commentaire sur Cinna, 10 octobre 1761), » je vous avouerai d'abord, que la pièce (Cinna) me

» paroît d'un bout à l'autre froide et sans intérêt; que » c'est une conversation en style tantôt sublime, tantôt » bourgeois, tantôt suranné; que cette froideur est le » grand défaut, selon moi, de presque toutes nos

pièces de théâtre, et qu'à l'exception de quelques » scènes du Cid, du cinquième acte de Rodogune, et » du quatrième d'Héraclius, je ne vois rien, dans » Corneille en particulier, de cette terreur et de cette » pitié qui fait l'ame de la tragédie. »

Il faut avouer que voilà d'étranges assertions, et un extrait bien maigre de la gloire et du génie de Corneille. Le grand Corneille réduit à deux actes et quelques scènes! Il n'y avoit qu'un géomètre tel que d'Alembert capable d'une pareille réduction; mais le courtisan avoit encore bien plus de part que le géomètre à cette mutilation barbare.

« Si je suis si difficile, poursuit d'Alembert, prenez◄ "vous-en à vos pièces, qui m'ont accoutumé à chercher » sur le théâtre tragique de l'intérêt, des situations et » du mouvement. Si je suivois donc mon penchant, je » dirois que presque toutes ces pièces (de Corneille et » de Racine) sont meilleures à lire qu'à jouer; et cela » est si vrai, qu'il n'y a presque personne aux pièces » de Corneille, et médiocrement à celles de Racine. » Ce fait, que d'Alembert cite à l'appui de son opinion, ne prouve rien autre chose que le mauvais goût des spectateurs de ce temps-là, les progrès d'une mauvaise école, la prédilection des comédiens pour Voltaire, et la prodigieuse influence de son parti. Aujourd'hui la chance est tournée : il n'y a presque personne à quelques pièces de Voltaire, médiocrement à quelques autres ; Edipe est la seule qui soit suivie à cause des acteurs. Au contraire, la plupart des tragédies de Corneille et de Racine, quelque chose que l'on fasse pour en lasser

le public, attirent toujours du monde ; plus on les voit, plus on y découvre de beautés : elles sont le pain quotidien du Théâtre Français, qui périroit bientôt de besoin s'il n'avoit pour s'alimenter que Zaïre, Alzire, Mahomet, Sémiramis, Tancrède, Adélaïde Duguesclin; ouvrages où le vide et la foiblesse se font sentir chaque jour de plus en plus, depuis qu'ils sont dépouillés du prestige de la nouveauté et de la mode, et que la circonstance du moment a cessé de les protéger.

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Que peut on penser du secrétaire de l'Académie française, qui ne trouve ni intérêt, ni situations, ni mouvement dans les tragédies de Corneille et de Racine, et qui va chercher tout cela dans celles de Voltaire? ou plutôt, que dirons-nous de Voltaire luimême ? Ce chef des incrédules paroît donc de la plus pieuse crédulité, quand on veut lui persuader qu'il vaut mieux que Corneille et Racine. Avec tout son esprit, il se laisse bercer de cette chimère comme un sot: ses entrailles s'émeuvent aux accens flatteurs de la louange, et dans l'ivresse de l'amour-propre il s'écrie: << Vraiment vous avez mis le doigt dessus, en disant « que Corneille est froid; » (c'est-à-dire vous avez touché l'endroit sensible de mon cœur). « Ah! mon » cher philosophe, il n'est que trop vrai que notre » théâtre est à la glace! Ah! si j'avois su ce que je >> sais, si on avoit plutôt purgé le théâtre de petits» maîtres; si j'étois jeune ! Mais tout vieux que je suis, » je viens de faire un tour de force, une espièglerie » de jeune homme : j'ai fait une tragédie en six jours; >> mais il y a tant de spectacle', tant de religion, tant de » malheur, tant de nature, que je crains que cela ne » soit ridicule. » Ses craintes n'étoient que trop fondées; cette œuvre des six jours ressemble en effet bien moins à la création qu'au chaos. Cette masse indigeste

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