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où la distinction des rimes masculines et féminines n'existe pas (bien qu'il y ait dans la langue trois différentes sortes de terminaisons), on a pu faire enjamber une rime par dessus plusieurs autres rimes; c'est ce que la loi d'alternance rend impossible dans nos vers. Il faudrait, en effet, y faire subir aux vers rimant ensemble, pour les séparer ainsi, un écart tel que la consonnance ne serait plus saisissable. La nouvelle règle fut acceptée et généralement mise en pratique par tous les adeptes de l'école ronsardienne. Mellin de Saint-Gelais, plus ancien qu'eux, se refusa toujours à y adhérer. Elle n'eut pas d'ailleurs tout d'abord la rigueur absolue qu'elle prit à partir du XVIIe siècle. Ronsard, par exemple, ne se fit jamais scrupule, dans ses poëmes à divisions régulières, de mettre l'un après l'autre deux vers masculins ou deux vers féminins de rimes différentes, l'un terminant une des divisions et l'autre commençant la division suivante. C'est une liberté que Malherbe lui-même s'est donnée fort souvent. L'influence de Boileau, sinon son exemple, car il ne fit guère que des vers en rimes suivies, mit fin à ce scandale, que depuis on n'eut plus la douleur de voir se renouveler, du moins chez les écrivains sérieux.

On trouvera encore, dans les poésies de Du Bellay, de Pontus de Thyard et des autres poëtes de la Pléiade', et surtout dans celles de leurs disciples, bien d'autres infractions à la règle d'alternance. Il se fit aussi à cette époque un certain nombre de pièces tout en vers masculins ou féminins, mais cela répondait à quelque tentative particulière et

1. Les sept poëtes qui formèrent cette constellation poétique furent, comme on sait, Ronsard, Du Bellay, Pontus de Thyard, François Jodelle, Antoine de Baïf, Rémi Belleau et Jean Daurat, qui ne fi guère que des poésies grecques et latines.

ne pouvait par conséquent être incriminé. Des vers de ce genre se sont produits de notre temps, qui n'ont indigné personne. Quant au mélange irrégulier des rimes masculines et féminines, il est plus que douteux qu'il puisse jamais reprendre cours.

CHAPITRE XI.

DE L'ENJAMBEMENT.

On avait qualifié par ce mot barbare d'enjambement le fait d'un vers français - français exclusivement, le point est à noter dont le sens ne se termine qu'à l'intérieur du vers suivant, la partie restante de celui-ci commençant une autre phrase, ou seulement même un autre membre de phrase. C'est ce qui est appelé rejet dans les vers latins, où personne n'a jamais songé à trouver cela inconvenant.

A l'exemple des Latins, les Italiens et les Espagnols ont de tout temps pratiqué l'enjambement dans leurs vers, comme la chose la plus simple. Il n'en est même pas question dans leurs prosodies. C'est au point que le nom manque complétement dans leurs langues. Les Italiens sont obligés, quand ils en veulent parler, de se servir de cette périphrase: Il passar che fa il senso d'uno ad un altro verso (le passage que fait le sens d'un vers à un autre), ce qui jamais, qu'on sache, ne les a fait taxer de barbarie.

Par un privilége tout à fait particulier, ce même enjambement, parfaitement licite dans notre ancienne poésie, était devenu depuis Ronsard et son école, et surtout depuis

Malherbe et Boileau, un crime capital contre la belle harmonie des vers français, et il était, comme tel, rigoureusement proscrit par tous les prosodistes. Qu'on voie ce que dit Richelet à ce sujet; c'est fort curieux, et l'on y démêle facilement quelle idée a pu pousser à une si étrange sévérité.

« Les différentes périodes séparées par un point, écrit Richelet, et les divers membres d'une même période que l'on distingue par deux points ou par un point et virgule dans l'orthographe régulière, sont censés porter des sens différents. Voici donc ce qu'on établit par la règle prohibitive de l'enjambement savoir qu'il n'est pas permis de finir une période ni un membre de période avant la fin du vers, si cette période ou ce membre de période ont commencé dès le vers précédent. La raison de cette règle se tire de ce que dans la lecture, on est obligé de s'arrêter sensiblement à la fin de chaque période et de chaque membre de période. Et comme d'ailleurs on est obligé de s'arrêter sensiblement à la fin du vers, afin de pouvoir faire sentir la rime, si ces deux pauses ne concourent point ensemble, celle qui se fera à la fin du vers semblera peu naturelle, parce que le sens n'y sera pas fini, et celle qui se fera avant la fin du vers sera peu harmonieuse, à cause qu'elle ne sera pas à la place de la rime. Pour éviter cet inconvénient, on doit terminer le sens sur un mot qui serve de rime, et par ce moyen l'esprit et l'oreille seront également satisfaits. C'est là une des plus grandes délicatesses, et en même temps une des plus grandes difficultés de notre poésie. »

Sur ce dernier point, soit dit en passant, Richelet se trompait du tout au tout. Les vers sans enjambements sont de beaucoup les plus faciles à faire. Une fois qu'on s'est habitué à jeter ses phrases dans ce moule invariable, elles

y coulent d'elles-mêmes. Jamais improvisateur n'a fait de vers où il y eût des enjambements. S'il s'en permettait un seul, il ne s'y retrouverait plus.

Quant à l'assertion que l'enjambement dans les vers y serait destructif de toute harmonie, il n'y a pas à la discuter. C'est par des citations qu'il faut y répondre, comme Diogène, en marchant, répondit à celui qui niait le mouvement. Il est bien certain qu'on pourra faire des vers où il y aura des enjambements et pas du tout d'harmonie. Il est bien certain aussi qu'on en a fait, et en grand nombre, qui sont exempts d'enjambements et qui n'en sont pas plus harmonieux. Les vers de Chapelain ne sont-ils pas des modèles de dureté, quoiqu'il y termine scrupuleusement toutes ses périodes sur des rimes? Voici maintenant des vers modernes où les enjambements abondent, et dont personne cependant ne pourra contester la qualité harmonique :

Le quadrupède Hélops fuit; l'agile Crantor,
Le bras levé, l'atteint; - Eurynome l'arrête1;
D'un érable noueux il va fendre sa tête :
Lorsque le fils d'Égée, invincible, sanglant,
L'aperçoit; à l'autel prend un chêne brûlant,
Sur sa croupe indomptée, avec un cri terrible,
S'élance; va saisir sa chevelure horrible,
L'entraîne, et quand sa bouche ouverte avec effort
Crie, il y plonge ensemble et la flamme et

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mort.

André CHÉNIER, L'Aveugle.

On peut en citer beaucoup d'autres, du même poëte, avec enjambements aussi, et qui ne sont pas plus rocailleux que les précédents.

1. C'est ainsi, bien évidemment, que doivent être ponctués ces deux

1

Mais, cependant, la nuit assemble les convives:

En habits somptueux, d'essences parfumés,

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Ils entrent. Aux lambris d'ivoire et d'or semés
Pend le lin d'Ionie en brillantes courtines;
Le toit s'égaie et rit de mille odeurs divines.
La table au loin circule et d'apprêts savoureux
Se charge. L'encens vole en longs flots vaporeux;

On s'étend sur des lits teints de mille couleurs;
Près de Lycus, sa fille idole de la fête

Est admise. La rose a couronné sa tête.

Et déjà vins, chansons, entretiens sans nombre,
Lorsque, la double porte ouverte, un spectre sombre
cherchant des yeux l'autel hospitalier...

Entre,

Le Mendiant.

Les poëtes plus modernes qui se sont rangés à l'opinion d'André Chénier et ont tenu pour abrogée la règle qui réprouvait l'enjambement, n'ont pas été, non plus que lui, obligés par là de bannir l'harmonie de leurs vers.

Seuls dans un lieu royal, côte à côte marchant,
Deux hommes, par endroits du coude se touchant,
Causaient.

Grand souvenir qui dans mon cœur se grave:

ils se parlaient tous deux, sans témoins, sans mystère,
Dans un grand cabinet, simple, nu, solitaire,

Majestueux pourtant. Ce que les hommes font

Laisse une empreinte aux murs. Sous ce même plafond

premiers vers, et non comme ils le sont dans les premières éditions données par M. de Latouche :

Le quadrupede Hélops fuit l'agile Crantor;
Le bras levé l'atteint: Eurynome l'arrête.
D'un érable noueux il va fendre sa tête...

En effet, si le bras est levé, il ne l'atteint pas; en outre, d'après cette leçon, la tête que va fendre Eurynome ne peut être que celle du bras. Impossible de mettre de pareils lapsus à la charge d'André Chénier.

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