Page images
PDF
EPUB

C'est au premier coup d'oeil une morne étendue
Sans couleur; çà et là quelque maison perdue...

SAINTE-BEUVE, Joseph Delorme.

Pour réagir contre la règle prohibitive de l'hiatus, on a allégué qu'il se trouve en grand nombre à l'intérieur des mots de notre langue des rencontres de voyelles identiques à celles que cette règle interdit d'un mot à l'autre. Ainsi dans cré-er, cré-ati-on, li-er, li-aison, ou-ir, ou-ie, etc. Mais c'est précisément parce que ces rencontres de voyelles sont fréquentes dans le corps des mots, qu'on a été amené à les proscrire dans l'autre cas, afin d'empêcher que l'effet n'en devint désagréable en se multipliant, comme il arrive pour toute espèce de répétition. En outre, les deux cas ne sont pas du tout identiques. A l'intérieur des mots, quand deux voyelles se rencontrent, la première est toujours atone, et souvent aussi la seconde, comme dans li-aison. D'un mot à l'autre, au contraire, la première voyelle est toujours accentuée, et il peut arriver que la seconde le soit aussi; mais il suffit de l'élévation de voix qui se fait sur la première pour rendre le choc avec la seconde beaucoup plus marqué qu'il n'est lorsqu'on va d'une voyelle atone, c'est-à-dire sur laquelle on glisse en la prononçant, à une voyelle accentuée et, à plus forte raison, à une voyelle

atone.

Il est rare qu'une règle de langue ou de versification soit purement gratuite et fondée sur le caprice de quelque grammairien ou prosodiste. Surtout ne faut-il pas se hâter à la légère de la juger telle. Autrement on risque de l'attaquer par des arguments qui sont au contraire en sa faveur, ce qui se fait du reste assez couramment pour des questions beaucoup plus importantes.

En ce qui concerne l'hiatus, l'erreur où l'on est tombé et

qui vient d'être signalée, montre à quel point est resté inapprécié le rôle des accents dans notre versification. C'est de quoi on verra par la suite bien d'autres preuves.

CHAPITRE IX.

DE LA RIME.

On appelle rime la répétition du même son à la fin de vers différents. Les conditions suivant lesquelles doit se faire cette répétition seront déterminées ci-après.

La rime est dans notre versification une question capitale. De toutes les langues dérivées du latin, la langue française est en effet la seule où les vers sans rimes n'aient pu s'acclimater. On en a fait pourtant à plusieurs reprises, mais sans succès. Aucun poëte de quelque valeur ne s'étant d'ailleurs jamais aventuré dans cette tentative, on doit en conclure que la rime est indispensable aux vers français.

Il existe dans les vers latins quelque chose d'analogue à la rime; ce sont les pieds de même mesure par lesquels ces vers sont terminés, comme le dactyle et le spondée du vers hexamètre et les deux anapestes du pentamètre. Seulement, dans les vers d'égale mesure, cette rime métrique était toujours la même. Ce fut sans doute en raison de cela que nos anciens poëtes, trouvères et troubadours, s'étudièrent dans leurs poëmes à faire à la suite le plus de vers possible sur la même rime.

Seignors, or faites pes, un petit vous taisiez,

Sorez bon vers nouviaux, car li autres sont viez,
Bien faits et bien rimez, bien dits et bien dictiez.
Jehan le Nivelois fut moult bien afectiez.

A son Hostel se sied, si fut joyeux et liez,

Un chantere ly dit, d'Alexandre à ses piez, etc.
JEHAN LE NIVELOIS, Roman d'Alexandre.

Et de même à la conclusion de ce poëme, qui date du XIIe siècle et qui obscurcit, par son succès éclatant, tous ceux qui l'avaient précédé :

Li rois qui son roiaume veut par droit gouverner
Et li dus et li conte qui terre ont à garder,
Tous cil doivent la vie Alexandre escouter.
Se il fut crestiëns, onques ne fut teus ber,
Rois ne fut plus hardis, ne mius seüst parler,
Ne onques ne fut hom plus larges de donner,

Onques puis qu'il fut mors, ne vit nus hom son per.

Les rimes dans notre versification se distinguent en rimes masculines et rimes féminines. Les féminines sont données par les mots dont la dernière syllabe a pour voyelle un e muet. Ex.: Sable, Arme, Joie, Prairie, Issue, Je chante, il chante; et les pluriels: Sables, Armes, Joies, Prairies, Issues, Tu chantes, ils chantent.

Les rimes masculines comprennent tous les autres mots, tels que Éclair, Ciel, Enfant, Nuit, Passion, Beauté, Je chantai, il chanta, il chantait; et au pluriel: Éclairs, Cieux, Enfants, Nuits, Passions, Beautés, Tu chantas, tu chantais, nous chantions, vous chantiez, ils chantaient.

Ici deux remarques essentielles doivent être faites:

1° Cette division des rimes en masculines et féminines n'est nullement réglée par le genre des mots, un mot féminin comme nuit, donnant une rime masculine, et réciproquement un mot masculin comme sable donnant une rime féminine.

2o Le singulier et le pluriel, pour les rimes, sont indépendants du nombre qu'affectent réellement les mots dont elles forment la terminaison, tous les mots terminés par s, x, ou z, tels que Bras, Faix, Bois, Croix, Accès, Nez, Repos, Houx, Lambris, Abus, étant considérés comme donnant des rimes plurielles, quel que soit le nombre auquel ils se trouvent employés. Il en est de même des verbes aux premières et deuxièmes personnes du singulier terminées en s ou x, comme Je vois, tu vois, je vis, tu vis, je voyais, tu voyais, que tu visses, et Je peux, tu peux, tu veux, tu voulus, etc.

Les mots à terminaison masculine ne riment point avec les mots à terminaison féminine, quoique le son puisse en être identique, comme dans Email et maille.

De même les mots à terminaison plurielle ne riment point avec les mots dont la terminaison affecte une forme du singulier, quoique la prononciation puisse en être tout à fait semblable, comme dans : Après et apprêt, Voix et envoi.

Dans les verbes, les troisièmes personnes plurielles qui ont la dernière syllabe muette ne riment qu'entre elles et sont des rimes féminines. Il ne faut pas en abuser. Ex. : Rompent, trompent; Voient, envoient.

Les troisièmes personnes plurielles de l'imparfait de l'indicatif et du conditionnel présent, qui toutes se terminent en aient, ne riment non plus qu'entre elles et sont regardées comme des mots masculins. En fins de vers ces mots sont tout à fait à éviter, vu l'effet désagréable qu'ils y produisent. C'est sans doute pour cette raison qu'on a voulu les ranger parmi les mots à terminaison masculine, afin de pouvoir les admettre dans le corps des vers, leur emploi étant d'ailleurs inévitable. L'explication est, ce semble,

d'autant plus plausible, que cette façon d'écrire ces troisièmes personnes par ai ne date que de la fin du dernier siècle. Auparavant elles s'écrivaient par oi, et jusqu'au XVIIe siècle elles conservèrent dans la prononciation le son de cette diphthongue. Elles étaient cependant déjà regardées comme faisant des rimes masculines et admises en cette qualité dans l'intérieur des vers, tandis que les troisièmes personnes plurielles du présent de l'indicatif et du subjonctif de certains verbes, comme: Ils croient, ils ploient, ils envoient, quoique la prononciation en fût exactement la même, restaient classées parmi les mots à terminaison féminine et ne pouvaient être placées qu'à la fin des vers. Aussi les écrivait-on le plus communément par un y: Ils croyent, ils ployent, ils envoyent. Maintenant comme alors, malgré le changement d'orthographe, ces mots ne donnent que des rimes féminines et, à l'exception de soient, sont exclus de l'intérieur des vers. Pourquoi ? Parce que. Il n'y a pas d'autre motif.

Il existe dans notre langue un certain nombre de mots solitaires, chacun desquels est seul de sa terminaison et par conséquent ne peut jamais se placer en fin de vers. Ces mots, il est bon de les connaître pour ne pas être entraîné inconsidérément à fonder sur eux l'espoir d'une rime.

En voici la liste à peu près complète :

[blocks in formation]
« PreviousContinue »