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Sans doute des vers ainsi coupés pourront être très-harmonieux. On peut dire qu'ils le seront trop. Ces mesures uniformes, que l'effet de la rime ne viendra vivifier que de trois en trois, ne tarderaient pas à fatiguer par leur monotonie. Aussi, en dehors des morceaux de chant, n'y aurat-il que des pièces très-courtes où cette forme de vers sera admise, et encore à titre de fantaisie.

Ce n'est pas qu'on ne puisse faire et qu'on n'ait fait des vers de neuf syllabes coupés autrement et dans lesquels cette redondance n'existe plus. On en trouve, dans des chansons de différentes époques, qui sont seulement césurés après la troisième syllabe, comme ceux-ci, pris d'une chanson attribuée à Malherbe, bien qu'elle n'ait pas été comprise dans les premières éditions de ses œuvres :

L'air est plein d'une haleine de roses;

Tous les vents | tiennent leurs bouches closes...

Les divertissements des pièces de Molière en offrent aussi quelques-uns qui, en outre de la tonique-césure, ont une tonique libre à la sixième syllabe.

Quand l'hiver a glacé nos guérets,
Le printemps vient reprendre sa place
Et ramène à nos champs leurs attraits;
Mais, hélas! lorsque l'âge nous glace,
Nos beaux jours ne reviennent jamais.

Pastorale comique, scène xv.

Il semble que c'est pour le chant que cette coupe, comme la première, doive être réservée. Pour des vers destinés à être lus, il serait plus naturel et d'un meilleur effet certainement de les césurer après la quatrième syllabe.

La foudre gronde et l'orage approche.

Le vent du sud, ailerons ouverts,

Tourbillonnant, aveugle les airs;

Mais, pour braver les traits qu'il décoche,

A-t-on trouvé l'abri d'une roche,
Tranquille on voit, aux nuages verts,
S'exaspérer les feux des éclairs

Dont jusqu'au sol le fracas ricoche.

Ainsi, quand tout est misère et deuil,
Angoisse et mort, quand le ciel sans astre
Fait l'avenir clos comme un cercueil,

Heureux qui peut, dans ce noir désastre,
Se garder sauf du commun effroi

Sous le rocher d'une ferme foi.

On trouve quelques vers coupés de cette façon dans Thibaut de Champagne et dans les chansonniers du XVIIIe siècle.

Un poëte contemporain, dont la science rhythmique ne peut être contestée, a jugé préférable, pour faire des vers de neuf syllabes à césure unique, de placer cette césure après la cinquième syllabe. L'hémistiche le plus court se trouve ainsi venir en dernier, ce qui est assurément un ordre anormal. Dans les autres vers à hémistiches inégaux, l'hendécasyllabe et le décasyllabe ancien, c'est toujours l'hémistiche le plus long qui a la seconde place, et il ne semble pas qu'il y ait aucune raison pour construire différemment l'ennéasyllabe. Peut-être, cependant, le but a-t-il été, en n'arrêtant pas le premier hémistiche à la quatrième syllabe, de rendre plus sensible la mesure particulière des vers, et d'empêcher que tout d'abord on ne crût avoir affaire à des décasyllabes de l'ancienne forme. La raison ne serait pas sans valeur; toutefois, avec l'hémistiche de cinq syllabes, la chance de méprise n'est pas entièrement évitée, puisque telle est aussi la dimension du premier hémistiche dans

l'hendécasyllabe et le taratantara, beaucoup moins familiers à notre oreille, il est vrai, que le décasyllabe commun. De tout ce qui précède il résulte que le vers de neuf syllabes n'a pas dans notre langue une forme bien arrêtée, puisqu'on a pu en noter jusqu'à cinq différentes, dont il existe au moins quelques spécimens. S'il s'est maintenu jusqu'ici dans cet état d'hésitation, il est bien douteux qu'il en sorte jamais, ayant contre lui le nombre impair de ses syllabes et sa proximité avec deux des vers les plus usités, le décasyllabe et l'octosyllabe. On ne peut nier cependant qu'il ne fût possible d'en tirer parti autrement que pour le chant, en le césurant soit à la troisième, soit à la quatrième syllabe. Dans le premier cas, le second hémistiche devra s'accentuer comme les hémistiches de l'alexandrin; dans le second cas, comme ceux du décasyllabe à césure médiane. Cela soit dit surtout pour la versification de l'avenir.

CHAPITRE XVII.

DE LA CÉSUre.

Les cinq formes de vers dont il a été traité dans les chapitres précédents l'Alexandrin, l'Hendécasyllabe, les deux Décasyllabes et l'Ennéasyllabe- sont les seuls dans notre langue qui aient des toniques fixes, avec élision obligatoire quand le mot de ces toniques est féminin, et exclusion des particules en e muet sauf je et ce dans le cas où ils s'élident - et aussi des articles et pronoms rattachés au mot qui commence le second hémistiche. C'est ce qu'on

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a appelé et qu'on appelle encore césure, assez improprement. En réalité il n'y a césure que lorsqu'il y a élision.

Les règles qu'on vient d'énoncer sont les seules dont la césure reste actuellement affectée. Elles étaient autrefois beaucoup plus compliquées. Comme on exigeait un demirepos entre les deux hémistiches, on n'autorisait de l'un à l'autre que des demi-enjambements. Ainsi, des mots tels que pour, après, mais, si, car, à moins, pendant, et en général toutes les conjonctions et les prépositions, ne pouvaient se placer à la césure, comme n'y laissant pas un repos suffisant. L'adverbe était toléré. On trouvait aussi que la césure n'avait pas bonne grâce entre les verbes auxiliaires et les participes qui y sont attachés. On ne devait pas mettre le substantif et l'adjectif qui le qualifie l'un à la fin du premier hémistiche, l'autre au commencement du second. En conséquence de quoi on réprouvait ce vers de Racine :

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Interdit également de séparer de cette manière deux substantifs réunis par la préposition de ou l'article des, ce qui représente pour le second la forme du génitif latin; interdit de séparer le verbe de son régime, à moins qu'à l'aide de quelque épithète ce régime ne remplit en entier le second hémistiche, ce qu'on voulait bien admettre aussi pour le substantif à forme de génitif. Il fallait dans tous les cas que le sens, lorsqu'il était continué d'un hémistiche à l'autre, allât jusqu'à la fin du vers.

Ces prescriptions et ces restrictions, qui du reste n'ont jamais été strictement observées par aucun versificateur, pas même Boileau, sont, par une conséquence naturelle, tombées en désuétude avec celles qui étaient relatives à l'enjambement. Le repos entier se trouvant aboli, le demi

repos ne pouvait subsister. Les toniques fixes, non plus que les toniques mobiles, ne sont nullement atteintes par cette réforme. Il y a peut-être moins de virgules et de points et virgules au milieu et à la fin des vers : ce ne sont pas là des ornements qu'on doive beaucoup y regretter.

CHAPITRE XVIII.

DU VERS DE HUIT SYLLABES.

Le vers de huit syllabes est ancien dans notre langue. Il n'y a été précédé que par le décasyllabe à hémistiches inégaux et par l'alexandrin. Les trouvères du XIIe siècle paraissent ne pas l'avoir regardé comme suffisamment sérieux pour les sujets purement héroïques. C'est au XIIIe siècle que sa vogue commença avec les poëmes satiriques, allégoriques ou familiers, destinés à être lus et non plus chantés. Elle se continua dans les deux siècles suivants. Les monuments qui subsistent de cette forme de vers sont innombrables. Les plus connus sont le Roman du Renard et le Roman de la Rose.

Le vers de huit syllabes fut également employé dans une foule de compositions de moindre étendue, sur lesquelles on aura à revenir, et aussi dans des œuvres dramatiques de toute sorte Mystères, moralités, soties. Parmi ces dernières la Farce de Patelin, dont l'auteur est inconnu, a gardé une juste célébrité. Estienne Pasquier « l'opposait à toutes les comédies grecques, latines et italiennes », et, dans notre temps, cette pièce, d'une moralité plus que

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