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vécu. On se précipite à l'instant vers les cimetières; les tombeaux sont ouverts; on en arrache les ossements, et les cadavres à demi consumés des aïeux et des familles éteintes, qu'on place sur un bûcher construit avec les oliviers, enfants de la terre paternelle. Les esprits s'échauffent; les ordres du chef anglais sont méconnus; et, par une résolution unanime, on jure d'égorger les femmes ainsi que les enfants, si les Mahometans souillent de leur présence une ville qu'ils ne doivent occuper que déserte. On charge ensuite un Anglais de porter cette résolution à la connaissance de Th. Maitland, en lui annonçant que si la marche des hordes du visir Ali-Pacha n'est pas suspendue, le sacrifice dont Sagonte offrit autrefois le spectacle au monde va se renouveler à la face de l'Europe chrétienne. Le messager, chargé de cet avis, traverse la mer, secondé par les vents, et reparaît bientôt avec le général Frédéric Adam, qu'on croyait favorable aux Parguinotes parce qu'il avait épousé une Corcyrienne divorcée, et mêlé ainsi son sang avec celui des Grecs. Il revenait plein d'anxiété, dit-on, lorsqu'en entrant au port il aperçut la flamme du bûcher qui consumait les ossements, les cadavres et les cercueils des Parguinotes, trop heureux d'avoir vécu avant l'ère de l'esclavage. Il prend terre, à la vue des archontes, précédés de leurs protopapas et des archimandrites 3, qui le reçoivent avec un respect mêlé d'indignation, en lui déclarant que le projet médité va s'exécuter sur l'heure s'il ne parvient pas à suspendre l'entrée des troupes d'Ali-Pacha. Il donne des paroles d'espérance. Il monte à l'acropole, non plus, comme autrefois, lorsque les couleurs britanniques y furent arborées, aux acclamations des Pélasges guerriers, mais sous les auspices du silence, précurseur du carnage. Il trouve les hommes armés aux portes de leurs maisons,

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suivez-nous sur une terre étrangère? » Mais cette « voix sortie du sanctuaire » vise trop à l'effet poétique.

1 « Sagonte, » ville de l'ancienne Espagne, à l'E. et près de l'emplacement actuel de Murviedro. Annibal la prit en 219 av. J.-C.; mais il n'y trouva qu'un monceau de cendres; les habitants s'étaient brûlés dans leurs maisons, plutôt que de se rendre.

2 « Une Corcyrienne. » Corcyre, aujourd'hui Corfou, fle de la mer Ionienne, vis-à-vis des côtes de l'Épire.

3 « Archontes. » Magistrats. -« Protopapa. » Premier prêtre.—« Archimandrite. » Supérieur de monastère.

« Pélasges,» habitants primitifs de la Grèce et de l'Italie.

qui n'attendaient qu'un signal pour égorger leurs familles, avant de tourner leurs armes contre les Anglais, et de combattre jusqu'à ce qu'il ne restât pas même un seul individu d'entre eux pour raconter leur catastrophe. Il les conjure d'attendre; il se rend aux postes avancés ; il négocie, et les Mahometans, non moins inquiets que la garnison britannique, ayant consenti à accorder le délai convenu pour l'évacuation, le dernier des malheurs réservé aux Parguinotes fut ainsi conjuré; le 9 mai, au coucher du soleil, le pavillon d'Angleterre disparut des donjons de Parga; pareil à ces phares qui n'ont brillé un moment que pour tromper les espérances du navigateur; et les chrétiens, après une nuit consacrée aux larmes et à la prière, demandèrent le signal du départ.

Dès les premières clartés du jour, ils avaient quitté leurs demeures, et, répandus sur la plage, ils s'occupaient à recueillir quelques débris de la patrie. Les uns remplissaient des sachets des cendres de leurs pères, qu'ils arrachaient aux flammes allumées par leur religieuse piété; d'autres emportaient des poignées de la terre nourricière de leurs familles, tandis que les femmes et les enfants ramassaient les cailloux et des coquillages épars sur la grève, qu'ils cachaient dans leurs vêtements. « Adieu, terre paternelle, disaient les vieillards. Adieu, temples vénérables, autels sacrés du vrai Dieu, s'écriaient les prêtres 1. O mer, moins redoutable que nos protecteurs, répétaient les femmes en pleurant; belle mer de l'Ionie, protége nos tendres enfants; et, si tu nous engloutis dans tes ondes, ne porte pas nos cadavres vers les rives où commande l'Anglais; ils les vendraient à nos tyrans. »

Ce fut à la lueur funèbre du bûcher qui finissait de dévorer les restes de leurs ancêtres, que les Parguinotes appareillèrent avec les brises matinales pour s'éloigner du cap Chimærium, et que les Turcs, accueillis en frères par les Anglais, occupèrent la ville chrétienne, abandonnée le 10 mai 1819, époque destinée à tenir rang dans l'histoire.

1 « Adieu, terre paternelle... Adieu, temples vénérables, etc. » Ces adieux terminent d'une manière touchante le beau tableau du départ des Parganiotes.

2 << Ils les vendraient. » C'est par syllepse que le verbe est ici au pluriel. L'accord se fait avec l'idée de pluralité que présente le mot << l'Anglais. >>

C'est à cet événement qu'on pourra fixer désormais l'asservissement complet des Grecs. (POUQUEVILLE.)

36.-INCENDIE D'UN VAISSEAU EN PLEINE MER.

En 1825, un violent incendie éclata, au milieu de la mer, à bord du Kent1, vaisseau de la Compagnie des Indes2. Le capitaine, voyant qu'il n'y avait pas d'espérance de maîtriser le feu, qui bientôt allait gagner les poudres, ordonna d'ouvrir de larges voies d'eau dans le premier et le second pont. L'eau entra de toutes parts dans le vaisseau et parvint à arrêter la fureur des flammes; mais ce fut un autre danger, et le vaisseau semblait devoir bientôt s'ensevelir dans la mer. « Alors, dit l'auteur du récit, commença une scène d'horreur qui passe toute description. Le pont était couvert de six à sept cents créatures humaines3, dont plusieurs, que le mal de mer avait retenues dans leur lit, s'étaient vues forcées de s'enfuir sans vêtements, et couraient çà et là, cherchant un père, un mari, des enfants. Les uns attendaient leur sort avec une résignation silencieuse ou une insensibilité stupide; d'autres se livraient à toute la frénésie du désespoir... Les femmes et les enfants des soldats étaient venus chercher un refuge dans les chambres des ponts supérieurs, et là ils priaient et lisaient l'Écriture sainte avec les femmes des officiers et des passagers. « Parmi elles, deux sœurs, avec un recueillement et une présence d'esprit admirables, choisirent à ce mo

JUGEMENT.-L'infortune d'un peuple qu'on vend à ses tyrans et qu'on force à s'exiler, la généreuse résolution qu'il prend de rester libre dans son malheur et d'emporter avec lui tout ce qui peut le suivre sur une terre étrangère, ses adieux à ce qu'il est obligé d'abandonner à ses ennemis, c'est un sujet qui est assez grand par lui-même sans avoir besoin d'appeler la poésie à son secours; l'auteur se l'est permise une ou deux fois mal à propos. A part ces fautes légères, le morceau est admirable.

1 « A bord du Kent. » Nom pris du comté de Kent, en Angleterre.

2 « Vaisseau de la compagnie des Indes. » La compagnie anglaise des Indes est une association commerciale fondée en 1600. Elle devint plus tard guerrière, chassa les Français de l'Inde (1750-93), et conquit presque tout le pays. Son privilége expire en 1854.

3 << Le pont était couvert, etc. » Tableau animé qui nous émeut d'abord par une vue générale, afin de nous rendre plus frappant l'épisode qui va suivre.

ment, parmi les psaumes, celui qui convenait le mieux à leur danger, et se mirent à lire à haute voix, alternativement, les versets suivants :

« Dieu est notre retraite, notre force et notre secours dans les détresses.

<< C'est pourquoi nous ne craindrons point, quand même la terre se bouleverserait et que les montagnes se renverseraient dans la mer;

« Quand ses eaux viendraient à bruire et à se troubler, et que les montagnes seraient ébranlées par la force de ses

vagues,

«Car l'Éternel des armées est avec nous; le Dieu de Jacob nous est une haute retraite 1. >>

Où donc est la tempête 2? où donc le bruit des flammes et des vagues? Vox Domini super aquas, dit ailleurs le psalmiste. Oui, il n'y a plus, à ce moment, sur les eaux, que la voix du Seigneur et celle de l'homme que la foi unit à Dieu. Cette voix de Dieu domine pour nous le sifflement des vents, les mugissements de l'orage et les cris des passagers désespérés, s'il en est qui soient encore désespérés à côté de la piété de ces deux jeunes sœurs; elle domine, dans notre esprit, l'idée de la tempête, comme elle dominait alors la tempête elle-même dans les âmes que ranimait ce cantique, qui ne sera jamais chanté par des voix plus pures.

Dans ce péril extrême, le capitaine fit monter un homme au petit mât de hune, « souhaitant, plus qu'il ne l'espérait, que l'on pût découvrir quelque vaisseau secourable sur la surface de l'Océan. Le matelot, arrivé à son poste, parcourut des yeux tout l'horizon; ce fut un moment d'angoisse inexprimable; puis, tout-à-coup, agitant son chapeau, il s'écria: Une voile sous le vent"! Cette heureuse nouvelle fut reçue avec un profond sentiment de reconnaissance, et l'on y répondit par trois cris de joie. » Le

1 Traduction du psaume XLV.

2 « Où donc est la tempête, etc. » Ce n'est pas l'auteur du récit qui fait ces réflexions, c'est le critique ingénieux qui cite le morceau. Elles sont le meilleur commentaire de cette scène touchante.

3 Psaume XXVIII.

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<< Une voile sous le vent!» c'est une première lueur d'espérance, mais que le salut est encore douteux ! Cette incertitude est peut-être plus cruelle que le désespoir de tout à l'heure.

vaisseau signalé était un brick anglais qui, mettant toutes voiles dehors, vint au secours du Kent. Alors commença une nouvelle scène. Le transbordement était difficile à cause de la violence de la mer; il devait être long, et cependant, d'un moment à l'autre, le vaisseau pouvait sombrer. La discipline fut gardée, et le sentiment de l'honneur ne fut pas moins puissant contre l'impatience de la délivrance que ne l'avait été contre le désespoir de la mort le sentiment de la foi et de la prière. « Dans quel ordre les officiers doivent-ils sortir du vaisseau? vint demander un des lieutenants. Dans l'ordre que l'on observe aux funérailles, cela va sans dire1, répondit le capitaine. >> Et c'est dans cet ordre, qui semblait un symbole de péril, que l'équipage sortit du vaisseau, les plus jeunes passant les premiers, et les officiers du grade le plus élevé demeurant les derniers sur le vaisseau et restant plus longtemps près de la mort. Ici, remarquons-le, la tempête et l'incendie émeuvent moins que la fermeté de l'homme; ici l'homme, selon la pensée de Pascal, est plus noble que les éléments qui semblent près de l'écraser. (SAINT-MARC-GIRARDIN.)

37.-DERNIERS MOMENTS, MORT ET FUNÉRAILLES DU ROI HENRI II.

Ceux qui vinrent de la part du roi de France2 le trouvèrent couché sur un lit, et lui lurent le traité de paix, article par article. Quand ils en vinrent à celui qui re

1 << Cela va sans dire. » Cette expression si simple et presque triviale a ici beaucoup de force; elle montre que le capitaine regarde comme une chose toute naturelle de sortir le dernier du vaisseau, et que cette pensée n'a pour lui rien d'effrayant.

JUGEMENT.-Rien de plus commun qu'une description de naufrage. Comment nous y intéresser encore? En restant dans la vérité, en ne chargeant point son tableau de couleurs trop sombres, en se bornant à mettre en relief quelques scènes données par l'histoire, mais dont il faut disposer les détails avec art. C'est tout le talent qui était nécessaire pour traiter ce sujet, et que nous remarquons en effet dans ce récit. Le lecteur tremble dès les premiers mots, et ses craintes ne se dissipent que lorsque l'équipage entier est hors de péril.

2 « De la part du roi de France. » Ce roi est Philippe-Auguste, qui régna de 1180 à 1223.

3 « Le traité de paix. » La conférence des deux rois eut lieu dans une plaine entre Tours et Azay-sur-le-Cher.

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