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neries1. Ces badineries ne sont telles qu'en apparence; car, dans le fond elles portent un sens très-solide. Et comme, par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par d'autres principes très-familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre; de même aussi, par les raisonnements et les conséquences que l'on peut tirer de ces fables, on se forme le jugement et les mœurs, on se rend capable de grandes choses. (LA FONTAINE, Préface de ses fables.)

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8.-JUGEMENT DE SALOMON.

Le roi Salomon 3 fut consulté un jour par les juges de Damas sur un procès fort embarrassant. Deux hommes se prétendaient fils d'un riche marchand qui venait de mourir, et réclamaient tous deux son héritage : ils avaient été élevés et nourris par le marchand, qui semblait les aimer beaucoup tous les deux; mais il disait toujours qu'il n'y avait que l'un d'eux qui fût son fils, quoiqu'il refusât obstiné

1 «Sans y joindre de nouvelles badineries. » « Badinage » veut dire «<action de badiner; » « badinerie » signifie une chose où il y a du badinage.

2 << Elles portent un sens très-solide.» «Très-solide, » comme solidus en latin, qui n'est pas creux, superficiel ni léger.

JUGEMENT.-Personne ne pouvait mieux que La Fontaine faire voir l'utilité des fables; mais il n'a garde de s'engager dans des considérations et des théories à perte de vue; c'est avec son bon sens, son naturel et sa simplicité ordinaires qu'il présente ses réflexions; il raisonne sur un exemple, pour mieux se faire comprendre, et sa prose nous charme encore après ses vers, dont elle nous rappelle le souvenir.

3 « Le roi Salomon. » Troisième roi des Juifs, fils de David, auquel il succéda l'an 1001 avant J.-C. Après avoir été le plus sage des hommes, Salomon ternit la fin de sa vie par d'inexcusables faiblesses. Ce prince avait un savoir immense; on lui attribue les Proverbes, le Cantique des Cantiques, l'Ecclésiaste, le livre de la Sagesse, et les Psaumes 72 et 127.

<< Damas,» ville de Syrie, chef-lieu du pachalik de ce nom, sur le Barady, à 1,250 k. S.-E. de Constantinople.

JUGEMENT. Ce tableau, calqué sur le jugement de Salomon, rapporté au livre des Rois, ne peut avoir un grand mérite d'invention. Il n'est pas néanmoins sans intérêt, et surtout l'auteur a su ne pas sortir de la simplicité et du naturel qui étaient une condition de succès dans un récit de ce genre.

ment de faire connaître celui qui avait droit à ce titre. A sa mort, le débat s'émut pour savoir quel était le fils et l'héritier du marchand. Les juges de Damas, quoique reconnus pour leur sagesse, ne purent pas décider cette question si douteuse, et ils renvoyèrent le procès au roi Salomon. Celui-ci ordonna de faire venir les deux jeunes gens et le corps du marchand dans son cercueil; et, quand les deux plaideurs furent devant lui, il dit qu'il adjugerait l'héritage à celui des deux qui, prenant un marteau de fer, briserait le premier le cercueil de son père. Les gardes donnèrent un marteau aux deux jeunes gens, qui s'approchèrent du cercueil. Alors l'un d'eux s'empressa de frapper le cercueil qui rendit un son sourd; mais l'autre, au moment de frapper, s'évanouit en s'écriant: Non, jamais je ne pourrai briser le cercueil de mon père, j'aime mieux que mon frère ait tout l'héritage. -« C'est toi qui es le fils du marchand, dit alors Salomon: tu as prouvé ta filiation par ton respect!» (Fabliaux du moyen âge.)

9.-L'AFFRANCHI GÉNÉREUX.

Un colon de Saint-Domingue1 avait un esclave de confiance qu'il flattait toujours d'une liberté prochaine, et auquel il ne l'accordait jamais. Plus cette espèce de favori faisait d'efforts pour se rendre utile, et plus ses chaînes se resserraient, parce qu'il devenait de plus en plus nécessaire. Cependant l'espérance ne l'abandonna pas, mais il résolut d'arriver au but par une autre voie.-Dans quelques quartiers de l'île les nègres sont chargés eux-mêmes de leur habillement et de leur nourriture. Pour qu'ils puissent

1 << Un colon de Saint-Domingue, etc. » Saint-Domingue, île de l'Amérique, dans la mer des Antilles, au S.-E. de Cuba, et à l'E. de la Jamaïque; elle fut découverte par Christophe Colomb, le 6 décembre 1492, et devint le siége du premier établissement européen en Amérique. Saint-Domingue s'appelle aussi Haïti, c'est-à-dire pays montagneux. Christophe Colomb l'avait nommé Hispaniola ou Española.

2 « Plus ses chaînes se resserraient. » Cette expression est prise ici au figuré.

3 « Les nègres sont chargés eux-mêmes, etc. » Les réflexions et les pensées générales sont bonnes, dans une composition quelconque, toutes les fois qu'elles sont, comme ici, étroitement liées au sujet qu'elles expliquent et rendent plus intelligible.

pourvoir à ces besoins, on leur accorde un terrain borné et deux heures par jour pour le cultiver. Ceux d'entre eux qui ont de l'activité, de l'intelligence, ne se bornent pas à tirer leur subsistance de leurs petites plantations; ils en obtiennent un superflu qui leur assure une fortune plus ou moins considérable.

Louis Desrouleaux, que ses projets rendaient très-économe et laborieux, eut bientôt amassé des fonds plus que suffisants pour se racheter. I les offrit avec transport pour prix d'une indépendance tant de fois promise. « J'ai trop trafiqué du sang de mes semblables, lui dit son maître d'un ton humilié; sois libre, tu me rends à moi-même. »>

Tout de suite cet homme, dont le cœur avait été plutôt égaré que corrompu, vend ses habitations et s'embarque pour la France 2.

Pour se rendre dans sa province, il fallait traverser Paris. Il ne voulait s'y arrêter qu'un peu; mais les plaisirs variés que lui offrait cette superbe et délicieuse capitale le retinrent jusqu'à ce qu'il eût follement dissipé les richesses acquises par de longs et heureux travaux. Dans son désespoir, il jugea moins humiliant d'aller solliciter en Amérique le service de ceux qui lui devaient leur avancement que de mendier en Europe les secours de ceux qui l'avaient

ruiné.

Son arrivée au Cap-Français causa une surprise universelle. Sa situation n'y fut pas plutôt connue qu'on s'éloigna généralement de lui. Toutes les maisons lui furent fermées; aucun cœur ne s'ouvrit à la compassion 3. Il était réduit à couler à l'écart des jours obscurs, dans l'opprobre

1 « J'ai trop trafiqué du sang de mes semblables. » Cette expression énergique, employée par le colon lui-même, pour s'accuser d'avoir acheté et vendu des esclaves, marque bien dans son âme un profond et sincère repentir.

2 << Tout de suite cet homme, etc.» « Tout de suite » signifie «aussitôt ; »>« de suite, » qu'on emploie souvent à tort dans le même sens, veut dire « sans interruption; » exemple: I lit une heure, et de suite il écrit, c'est-à-dire sans qu'il y ait d'intervalle entre les deux actions. 3 «Mais les plaisirs, etc.... le retinrent. » Plus élégant que: Il se livra aux plaisirs ; les plaisirs sont personnifiés.

4 << Son arrivée au Cap-Français. » C'est aujourd'hui le Cap-Haïtien. 5 «< Aucun cœur ne s'ouvrit à la compassion. » Substituez: « Personne n'eut pitié de lui;» l'idée reste, mais l'image disparaît.

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« Il était réduit à couler à l'écart des jours obscurs. »

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qui suit l'indigence méritée, lorsqu'il vit Louis tomber à ses pieds. «Daignez, lui dit ce dernier, daignez accepter la maison de votre esclave; on vous y servira, on vous y obéira, on vous y aimera 1. » S'apercevant bientôt que le respect qu'on doit aux infortunés, que les égards qu'on doit aux bienfaiteurs ne rendaient pas heureux son ancien maître, il le pressa d'aller vivre en France. «Ma reconnaissance vous y suivra, lui dit-il en embrassant ses genoux. Voilà un contrat de 1,500 livres de rente que je vous conjure d'accepter.Cette nouvelle marque de votre bonté rem– plira mes jours de consolation.» (RAYNAL.)

10.-LE SOUFFLET.

Nous passions à Orléans, mon capitaine et moi; il n'était bruit dans la ville que d'une aventure arrivée à un citoyen appelé M. Lepelletier, homme pénétré d'une si profonde considération pour les malheureux, qu'après avoir réduit, par des aumônes démesurées, une fortune assez considérable au plus étroit nécessaire, il allait de porte en porte chercher dans la bourse d'autrui des secours qu'il n'était plus en état de puiser dans la sienne. Il n'y avait qu'une opinion sur la conduite de cet homme parmi les

serait plus juste que «couler, » car les jours tristes passent len

tement.

1 « On vous y servira, etc. » Fait voir que Desrouleaux engage avec lui tous les siens.

JUGEMENT.-Le sujet seul de ce récit est déjà intéressant par luimême, et la générosité de Louis Desrouleaux n'a pas besoin d'être relevée par des phrases sonores pour nous toucher. Cependant la manière dramatique dont elle est présentée, la patience et l'économie de l'esclave, le noble repentir du colon, la générosité de l'affranchi, et son petit discours, qui en quelques lignes montre toute sa belle âme, sont autant de moyens que l'auteur a heureusement employés pour donner de la vie et du mouvement à son récit.

2 « Nous passions à Orléans.» On voit que c'est ici la suite d'un récit plus étendu; mais ce qui précède est inutile à connaître pour l'intelligence de l'anecdote.

3 « Il allait de porte en porte, etc. » Ton un peu léger, qui n'exprime pas sans doute la pensée de l'auteur, mais seulement celle du narrateur qu'il met en scène; se ruiner pour secourir les pauvres, et mendier encore pour eux ensuite, cela s'appelle de la vraie charité et mérite tous nos respects.

pauvres; mais presque tous les riches, sans exception, le regardaient comme une espèce de fou, et peu s'en fallut que ses proches ne le fissent interdire comme dissipateur. Tandis que nous nous rafraîchissions dans une auberge, une foule d'oisifs s'étaient rassemblés autour d'une espèce d'orateur, le barbier de la rue, et lui disaient: Vous y étiez, vous racontez-nous comment la chose s'est passée.—Trèsvolontiers, répondit l'orateur du coin', qui ne demandait pas mieux que de pérorer 2. M. Aubertot, une de mes pratiques, dont la maison fait face à l'église des Capucins, était sur sa porte; M. Lepelletier l'aborde, et lui dit : Monsieur Aubertot, ne me donnerez-vous rien pour mes amis 3? car c'est ainsi qu'il appelle les pauvres, comme vous savez.-Non, pour aujourd'hui, monsieur Lepelletier.-M. Lepelletier insista Si vous saviez en faveur de qui je sollicite votre charité! C'est une pauvre femme qui vient d'accoucher, et qui n'a pas un guenillon pour entortiller son enfant.-Je ne saurais.-C'est une jeune personne qui manque d'ouvrage et de pain, et que votre libéralité sauvera peut-être du désordre.-Je ne saurais.-C'est un manœuvre qui n'avait que ses bras pour vivre, et qui vient de se fracasser une jambe, en tombant de son échafaudage.-Je ne saurais, vous dis-je.-Allons, monsieur Aubertot, laissez-vous toucher, et soyez sûr que jamais vous n'aurez l'occasion de faire une action plus méritoire".-Je ne saurais, je ne saurais.Mon bon, mon miséricordieux monsieur Aubertot !...

1 « L'orateur du coin. » Parce que les barbiers s'établissent souvent au coin d'une rue pour être plus en vue. C'est ironiquement que celui-ci est appelé orateur; ces mots « l'orateur du coin» le disent

assez.

2 « Pérorer. » Faire le beau parleur.

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<< Mes amis. » Expression touchante et qui peint l'immense charité de cet homme.

«Guenillon, » diminutif de guenille. Le solliciteur amoindrit jusqu'aux ressources les plus misérables de ses pauvres.

5 « Plus méritoire. » Il ne touche pas M. Aubertot; il cherche à le prendre par l'intérêt personnel, en lui montrant une récompense pour sa charité.

6 « Miséricordieux. » C'est au moment où il est moins miséricordieux qu'il lui donne cette qualité pour le prendre par l'amour-propre. Tout ce dialogue est parfaitement conduit, et la gradation y est bien observée. Le quêteur demande d'abord simplement; M. Aubertot refuse simplement aussi; le quèteur insiste et s'efforce de toucher la pitié de M. Aubertot; le refus alors devient sec et dur, marque l'impatience, tourne à la menace, et finit par un soufflet.

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