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nostre santé. S'ils deviennent excusables, d'autant | Atheniens, se plaignants de l'aspreté de son parler : « Messieurs, ne considerez pas si ie suis libre, mais si ie le suis sans rien prendre, et sans amender par là mes affaires'. » Ma liberté m'a aussi ayseement deschargé du souspeçon de feinctise, par sa vigueur, n'espargnant rien à dire, pour poisant et cuysant qu'il feust (ie n'eusse peu dire pis, absent), et en ce qu'elle a une monstre apparente de simplesse et de nonchalance. Ie ne pretens aultre fruict, en agissant, que d'agir, et n'y attache longues suittes et propositions : chasque action faict particulierement son ieu; porte s'il peult'.

qu'ils nous font besoing, et que la necessité commune efface leur vraye qualité, il fault laisser iouer cette partie aux citoyens plus vigoreux et moins craintifs, qui sacrifient leur honneur et leur conscience, comme ces aultres anciens sacrifierent leur vie pour le salut de leur pays; nous aultres, plus foibles, prenons des roolles et plus aysez et moins hazardeux. Le bien public requiert qu'on trahisse, et qu'on mente, et qu'on massacre resignons cette commission à gents plus obeïssants et plus soupples.

Certes, i'ay eu souvent despit de veoir des iuges attirer, par fraude et faulses esperances de faveur ou pardon, le criminel à descouvrir son faict, et y employer la piperie et l'impudence. Il serviroit bien à la iustice, et à Platon mesme, qui favorise cet usage, de me fournir d'aultres moyens plus selon moy : c'est une iustice malicieuse; et ne l'estime pas moins blecee par soy mesme, que par aultruy. Ie respondis, n'y a pas long temps, qu'à peine trahiroy ie le prince pour un particulier, qui seroy tres marry de trahir aulcun particulier pour le prince : et ne hay pas seulement à piper, mais ie hay aussi qu'on se pipe en moy; ie n'y veulx pas seulement fournir de matiere et d'occasion.

I

En ce peu que l'ay eu à negocier entre nos princes2, en ces divisions et subdivisions qui nous deschirent auiourd'huy, i'ay curieusement evité qu'ils se mesprinssent en moy, et s'enferrassent en mon masque. Les gents du mestier se tiennent les plus couverts, et se presentent et contrefont les plus moyens et les plus voysins qu'ils peuvent: moy, ie m'offre par mes opinions les plus vifves, et par la forme plus mienne : tendre negociateur, et novice, qui ayme mieulx faillir à l'affaire qu'à moy. C'a esté pourtant, iusques à cette heure, avecques tel heur (car certes fortune y a la principale part), que peu ont passé de main à aultre avecques moins de souspeçon, plus de faveur et de privauté. l'ay une façon ouverte, aysee à s'insinuer, et à se donner credit aux premieres accointances. La naïfveté et la verité pure, en quelque siecle que ce soit, treuvent encores leur opportunité et leur mise. Et puis de ceulx là est la liberté peu suspecte et peu odieuse, qui besongnent sans aulcun leur interest; et peuvent veritablement employer la response de Hyperides aux

Que difficilement je trahirais le prince pour un partioulier, moi qui serais très-fáché, etc. J. V. L.

Entre le roi de Navarre, depuis Henri IV, et le duc de Guise, Henri de Lorraine. Voy. J. A. DE THOU, de Vita sua, III, 9. J. V. L.

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Au demourant, ie ne suis pressé de passion, ou haineuse, ou amoureuse, envers les grands; ny n'ay ma volonté garrottee d'offense ou d'obligation particuliere. le regarde nos roys d'une affection simplement legitime et civile, ny esmeue ny desmeue par interest privé, dequoy ie me sçay bon gré la cause generale et iuste ne m'attache non plus que modereement et sans fiebvre; ié ne suis pas subiect à ces hypotheques et engagements penetrants et intimes. La cholere et la haine sont au delà du debvoir de la iustice, et sont passions servants seulement à ceulx qui ne tiennent pas assez à leur debvoir par la raison simple: utatur motu animi, qui uti ratione non potest 3. Toutes intentions legitimes et equitables sont d'elles mesmes equables et temperees; sinon elles s'alterent en seditieuses et illegitimes: c'est ce qui me faict marcher par tout la teste haulte, le visage et le cœur ouvert. A la verité, et ne crains point de l'advouer, ie porteroy facilement au besoing une chandelle à sainct Michel, l'aultre à son serpent, suyvant le desseing de la vieille ie suyvray le bon party iusques au feu, mais exclusifvement si ie puis: que Montaigne s'engouffre quand et la ruyne publicque, si besoing est; mais s'il n'est pas besoing, ie sçauray bon gré à la fortune qu'il se sauve; et autant que mon debvoir me donne de chorde, ie l'emploie à sa conservation. Feut ce pas Atticus 4, lequel se tenant au iuste party, et au party qui perdit, se sauva par sa moderation, en cet universel nauffrage du monde, parmy tant de mutations et diversitez? Aux hommes, comme luy, privez, il est plus aysé; et en telle sorte de besongne, ie treuve qu'on peult iuste

1 PLUTARQUE, De la difference du flatteur avecques l'’amy, C. 24. C.

2 Que le coup porte, s'il peut.

3

Que celui-là s'abandonnne aux mouvements de l'âme, qui

ne peut suivre la raison. CIC. Tusc. IV, 25.

4 CORNELIUS NÉPOS, Vie d'Atticus, c. 6. C.

ment n'estre pas ambitieux à s'ingerer et conviertel personnage, il faict mieulx, il l'estime : et soy mesme. notamment, la cause des loix, et deffense de l'ancien estat, a tousiours cela, que ceulx mesme qui pour leur desseing particulier, le troublent, en excusent les deffenseurs, s'ils ne les honnorent.

De se tenir chancelant et mestis, de tenir son affection immobile et sans inclination, aux troubles de son païs et en une division publicque, ie ne le treuve ny beau ny honneste ea non media, sed nulla via est, velut eventum exspectantium, quo fortunæ consilia sua applicent1. Cela peult estre permis envers les affaires des voysins; et Gelon', tyran de Syracuse, suspendit ainsi son inclination, en la guerre des barbares contre les Grecs, tenant une ambassade à Delphes avecques des presents, pour estre en eschauguette 3 à veoir de quel costé tumberoit la fortune, et prendre l'occasion à poinct, pour le concilier aux victorieux. Ce seroit une espece de trahison, de le faire aux propres et domestiques affaires, ausquels necessairement il fault prendre party par application de desseing: mais de ne s'embesongner point, à homme qui n'a ny charge ni commandement exprez qui le presse, ie le treuve plus excusable (et si, ne practique pour moy cette excuse) qu'aux guerres estrangieres; desquelles pourtant, selon nos loix, ne s'empesche qui ne veult. Toutesfois ceulx encores qui s'y engagent tout à faict, le peuvent avecques tel ordre et attrempance 4, que l'orage debvra couler par dessus leur teste, sans offense. N'avions nous pas raison de l'esperer ainsi du feu evesque d'Orleans, sieur de Morvilliers ? Et i'en cognoy, entre ceulx qui ouvrent valeureusement à cette heure, de mœurs ou si equables, ou si doulces, qu'ils seront pour demeurer debout, quelque iniurieuse mutation et cheute que le ciel nous appreste. Ie tiens que c'est aux roys proprement de s'animer contre les roys; et me mocque de ces esprits qui, de gayeté de cœur, se presentent à querelles si disproportionnees : car on ne prend pas querelle particuliere avecques un prince, pour marcher contre luy ouvertement et courageusement pour son honneur et selon son debvoir; s'il n'ayme un

1 Ce n'est pas prendre un chemin mitoyen, c'est n'en prendre aucun; c'est attendre l'événement, afin de passer du côté de la fortune. TITE-LIVE, XXXII, 21. - D'un fait particulier Montaigne a trouvé l'art de tirer une maxime générale, en changeant un peu les paroles de l'auteur. C.

2 HÉRODOTE, VII, 163. J. V. L.

3 En sentinelle. — Eschauguette, dit Nicot, se prend tant pour le lieu que pour l'action mesme de faire sentinelle. C. 4 Modération. - Attrempé et modéré, temperatus, moderatus; attrempance, temperantia. NICOT. C.

5 Jean de Morvilliers, évêque d'Orléans, garde des sceaux de France, né à Blois en 1506, mort à Tours en 1577. Négociateur actif, il prit part au traité de Cateau-Cambresis et au concile de Trente. Protégé par les Guises, il se montra toujours contraire à la cause de la réforme, mais ne fut point persécuteur. J. V. L.

comme

Mais il ne fault pas appeller debvoir, nous faisons touts les iours, une aigreur et une intestine aspreté qui naist de l'interest et passion privee; ny courage, une conduicte traistresse et malicieuse : ils nomment zele leur propension vers la malignité et violence; ce n'est pas la cause qui les eschauffe, c'est leur interest; ils attisent la guerre, non parce qu'elle est iuste, mais parce que c'est guerre.

Rien n'empesche qu'on ne se puisse comporter commodement entre des hommes qui se sont ennemis, et loyalement : conduisez vous y d'une sinon par tout eguale affection (car elle peult souffrir differentes mesures), mais au moins temperce, et qui ne vous engage tant à l'un, qu'il puisse tout requerir de vous; et vous contentez aussi d'une moyenne mesure de leur grace, et de couler en eau trouble, sans y vouloir pescher.

L'aultre maniere, de s'offrir de toute sa force à ceulx là et à ceulx cy, tient encores moins de la prudence que de la conscience. Celuy envers qui vous en trahissez un, duquel vous estes pareillement bien venu, sçait il pas que de soy vous en faictes autant à son tour? Il vous tient pour un meschant homme; ce pendant il vous oit, et tire de vous, et faict ses affaires de vostre desloyauté : car les hommes doubles sont utiles, en ce qu'ils apportent; mais il se fault garder qu'ils n'emportent que le moins qu'on peult.

Ie ne dis rien à l'un que ie ne puisse dire à l'aultre, à son heure, l'accent seulement un peu changé; et ne rapporte que les choses, ou indifferentes, ou cogneues, ou qui servent en commun. Il n'y a point d'utilité pour laquelle ie me permette de leur mentir. Ce qui a esté fié à mon silence, ie le cele religieusement; mais ie prens à celer le moins que ie puis : c'est une importune garde, du secret des princes, à qui n'en a que faire. Ie presente volontiers ce marché, qu'ils me fient peu, mais qu'ils se fient hardiement de ce que ie leur apporte. l'en ai tousiours plus sceu que ie n'ay voulu. Un parler ouvert ouvre un autre parler, et le tire hors, comme faict le vin et l'amour. Philippides' respondit sagement, à mon gré, au roy Lysimachus, qui luy disoit : Que veulx tu que ie te communique de mes I PLUTARQUE, De la curiosité, c. 4. C.

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biens?

Ce que tu vouldras, pourveu que ce ne soit de tes secrets. » Ie veoy que chascun se mutine, si on luy cache le fond des affaires ausquels on l'employe, et si on luy en a desrobbé quelque arriere sens pour moy ie suis content qu'on ne m'en die non plus qu'on veult que i'en mette en besongne; et ne desire pas que ma science oultrepasse et contraigne ma parole. Si ie dois servir d'instrument de tromperie, que ce soit au moins saufve ma conscience; ie ne veulx estre tenu serviteur ny si affectionné, ny si loyal, qu'on me treuve bon à trahir personne : qui est infidele à soy mesme, l'est excusablement à son maistre. Mais ce sont princes, qui n'acceptent pas les hommes à moitié, et mesprisent les services limitez et conditionnez: il n'y a remede ie leur dis franchement mes bornes; car esclave, ie ne le dois estre que de la raison, encores n'en puis ie bien venir à bout. Et eulx aussi ont tort d'exiger d'un homme libre telle subiection à leur service et telle obligation, que de celuy qu'ils ont faict et achepté, ou duquel la fortune tient particulierement et expressement à la leur. Les loix m'ont osté de grand' peine; elles m'ont choisy party, et donné un maistre : toute aultre superiorité et obligation doibt estre relatifve à celle là, et retrenchee. Si n'est ce pas à dire, quand mon affection me porteroit aultrement, qu'incontinent i'y portasse la main : la volonté et les desirs se font loy eulx mesmes; les actions ont à la recevoir de l'ordonnance publicque.

Tout ce mien proceder est un peu bien dissonant à nos formes; ce ne seroit pas pour produire grands effects, ny pour y durer: l'innocence mesme ne sçauroit, à cette heure, ny negocier entre nous sans dissimulation, ny marchander sans menterie; aussi ne sont aulcunement de mon gibbier les occupations publicques ; ce que ma profession en requiert, ie l'y fournis en la forme que ie puis la plus privee. Enfant, on m'y plongea iusques aux aureilles, et il succedoit: si m'en desprins ie de belle heure. l'ay souvent depuis evité de m'en mesler, rarement accepté, iamais requis; tenant le dos tourné à l'ambition, mais sinon comme les tireurs d'aviron, qui s'advancent ainsin à reculons, tellement toutesfois que, de ne m'y estre point embarqué, i'en suis moins obligé à ma resolation qu'à ma bonne fortune: car il y a des voyes moins ennemies de mon goust, et plus conformes à ma portee, par lesquelles si elle m'eust appellé aultrefois au service publicque et à mon advancement vers le credit du monde, ie sçay que i'eusse passé par dessus la raison de mes discours

pour la suyvre. Ceulx qui disent communement, contre ma profession, que ce que l'appelle franchise, simplesse et naïfveté en mes mœurs, c'est art et finesse, et plustost prudence que bonté, industrie que nature, bon sens que bonheur, me font plus d'honneur qu'ils ne m'en ostent: mais, certes, ils font ma finesse trop fine; et qui m'aura suyvy et espié de prez, ie luy donray gaigné, s'il ne confesse qu'il n'y a point de reigle en leur eschole qui sceust rapporter ce naturel mouvement, et maintenir une apparence de liberté et de licence, si pareille et inflexible, parmy des routes si tortues et diverses, et que toute leur attention et engein ne les y sçauroit conduire. La voye de la verité est une et simple; celle du proufit particulier, et de la commodité des affaires qu'on a en charge, double, ineguale et fortuite. l'ay veu souvent en usage ces libertez contrefaictes et artificielles, mais le plus souvent sans succez : elles sentent volontiers leur asne d'Aesope1, lequel, par emulation du chien, veint à se iecter tout gayement, à deux pieds, sur les espaules de son maistre; mais autant que le chien recevoit de caresses, de pareille feste, le pauvre asne en receut deux fois autant de bastonades: id maxime quemque decet, quod est cuiusque suum maxime 2. Ie ne veulx pas priver la tromperie de son reng; ce seroit mal entendre le monde : ie sçay qu'elle a servy souvent proufitablement, qu'elle maintient et nourrit la pluspart des vacations des hommes. Il y a des vices legitimes; comme plusieurs actions, ou bonnes ou excusables, illegitimes..

et

La iustice en soy, naturelle et universelle, est aultrement reiglee, et plus noblement, que n'est cette aultre iustice speciale, nationale, contraincte au besoing de nos polices: veri iuris germanœque iustitiæ solidam et expressam effigiem nullam tenemus; umbra et imaginibus utimur3; si que le sage Dandamis 4 oyant reciter les vies de Socrates, Pythagoras, Diogenes, les iugea grands personnages en toute aultre chose, mais trop asservis à la reverence des loix; pour lesquelles auctoriser et seconder, la vraye vertu a beaucoup à se desmettre de sa vigueur originelle; et non seulement par leur permission plusieurs actions

1 Fable imitée par la Fontaine, IV, 5. J. V. L.

2 Ce qui est le plus naturel à chacun, c'est ce qui lui sied le mieux. Cic. de Offic. I, 31.

table droit et d'une justice parfaite; nous n'en avons qu'une 3 Nous n'avons point de modèle solide et positif d'un vériombre, qu'une image. CIC. de Offic. III, 17.

4 C'était un sage indien, qui vivait du temps d'Alexandre. Voy. PLUTARQUE, Vie d'Alexandre, c. 20; et STRABON (liv. XV), qui l'appelle Mandanis. C.

vicieuses ont lieu, mais encores à leur suasion: ex senatusconsultis plebisque scitis scelera exercentur. Ie suy le langage commun, qui faict difference entre les choses utiles et les honnestes, si que, d'aulcunes actions naturelles, non seulement utiles, mais necessaires, il les nomme deshonnestes et sales.

Mais continuons nostre exemple de la trahison. Deux pretendants au royaume de Thrace' estoient tumbez en debat de leurs droicts; l'empereur les empescha de venir aux armes mais l'un d'eulx, soubs couleur de conduire un accord amiable par leur entrevue, ayant assigné son compaignon pour le festoyer en sa maison, le feit emprisonner et tuer. La iustice requeroit que les Romains eussent raison de ce forfaict; la difficulté en empeschoit les voyes ordinaires : ce qu'ils ne peurent legitimement sans guerre et sans hazard, ils entreprindrent de le faire par trahison; ce qu'ils ne peurent honnestement, ils le feirent utilement: à quoy se trouva propre un Pomponius Flaccus. Cettuy cy, soubs feinctes paroles et asseurances, ayant attiré cet homme dans ses rets, au lieu de l'honneur et faveur qu'il luy promettoit, l'envoya pieds et poings liez à Rome. Un traistre y trahit l'aultre, contre l'usage commun; car ils sont pleins de desfiance, et est malaysé de les surprendre par leur art: tesmoing la poisante experience que nous venons d'en sentir 3.

volé ou desrobbé quelqu'un, envoyez moy plustost en gallere. » Car il est loisible à un homme d'honneur de parler ainsi que feirent les Lacedemoniens', ayants esté desfaicts par Antipater, sur le poinct de leurs accords : « Vous nous pouvez commander des charges poisantes et dommageables, autant qu'il vous plaira; mais de honteuses et deshonnestes, vous perdrez votre temps de nous en commander. » Chascun doibt avoir iuré à soy mesme ce que les roys d'Aegypte faisoient solennellement iurer à leurs iuges 2, « qu'ils ne se desvoyeroient de leur conscience, pour quelque commandement qu'eulx mesmes leur en feissent. » A telles commissions, il y a note evidente d'ignominie et de condemnation : et qui vous la donne, vous accuse; et vous la donne, si vous l'entendez bien, en charge et en peine. Autant que les affaires publicques s'amendent de vostre exploict, autant s'en empirent les vostres ; vous y faictes d'autant pis, que mieulx vous y faictes : et ne sera pas nouveau, ny à l'adventure sans quelque air de iustice, que celuy mesme vous ruyne, qui vous aura mis en besongne.

Si la trahison peult estre en quelque cas excusable; lors seulement elle l'est, qu'elle s'employe à chastier et trahir la trahison. Il se treuve assez de perfidies, non seulement refusees, mais punies par ceulx en faveur desquels elles avoient esté entreprinses. Qui ne sçait la sentence de Fabricius

Sera Pomponius Flaccus qui vouldra, et en est à l'encontre du medecin de Pyrrhus? assez qui le vouldront: quant à moy, et ma parole et ma foy sont, comme le demourant, pieces de ce commun corps; leur meilleur effect, c'est le service publicque; ie tiens cela pour presupposé. Mais, comme si on me commandoit que ie prinsse la charge du palais et des plaids, ie respondroy, «<le n'y entens rien; » ou la charge de conducteur de pionniers, ie diroy, « le suis appellé à un roolle plus digne : » de mesme, qui me vouldroit employer à mentir, à trahir, et à me pariurer, pour quelque service notable, non que d'assassiner ou empoisonner, ie diroy, « Si i'ay

Il est des crimes autorisés par les sénatus-consultes et les plébiscites. SÉNÈQUE, Epist. 95.

2 Rhescuporis et Cotys; le premier, frère de Rhémétalcès, dernier roi des Thraces; et le second, son fils. Ce fut Tibère qui les empescha de venir aux armes. TACITE, Annal. II, 65. C.

3 Montaigne fait allusion à quelque trait de perfidie qui date de l'époque même où il écrivait. Mais dans ce temps de corruption et de troubles, il y eut tant de traits de ce genre, qu'on ne peut deviner duquel il veut parler. Ne voulait-il pas indiquer ici la feinte réconciliation qui eut lieu, en 1588 (l'année même où il faisait imprimer à Paris le troisième livre des Essais), entre Catherine de Médicis, et Henri, duc de Guise, qui se trompaient l'un l'autre? A. D.

Mais cecy encores se treuve, que tel l'a commandee, qui, aprez, l'a vengee rigoreusement sur celuy qu'il y avoit employé ; refusant un credit et pouvoir si effrené, et desadvouant un servage et une obeïssance si abbandonnee et si lasche. Iaropelc3, duc de Russie, practiqua un gentilhomme de Hongrie pour trahir le roy de Poloigne Boleslaus, en le faisant mourir, ou donnant aux Russiens moyen de luy faire quelque notable dommage. Cettuy cy s'y porta en galant homme, s'addonna plus que devant au service de ce roy, obteint d'estre de son conseil et de ses plus feaulx. Avecques ces advantages, et choisissant à poinct l'opportunité de l'absence de son maistre, il trahit aux Russiens Visilicie, grande et riche cité, qui feut entierement saccagee et arse par eulx,

PLUTARQUE, Différence entre le flatteur et l'ami, c. 21. C. 2 ID. Apophthegmes des rois, vers le commencement. C. 3 Voyez MARTIN CROMER, de Rebus Polon. 1. V, p. 131, 132, edit. Basil. 1555. C.

4 En habile homme.-Galant homme, scitus homo, homme adroit, habile. NICOT. Il se prend ici dans le même sens. C. 5 Vislicza, ville de la haute Pologne, dans le palatinat de Sandomir, appelée en latin Vislicia. E. J.

avec occision totale, non seulement des habitants d'icelle de tout sexe et aage, mais de grand nombre de noblesse de là autour, qu'il y avoit assemblé à ces fins. laropelc, assouvy de sa vengeance et de son courroux, qui pourtant n'estoit pas sans tiltre (car Boleslaus l'avoit fort offensé, et en pareille conduicte), et saoul du fruict de cette trahison, venant à en considerer la laideur nue et seule, et la regarder d'une veue saine et non plus troublee par sa passion, la print à un tel remors et contrecœur, qu'il en feit crever les yeulx, et coupper la langue et les parties honteuses à son

executeur.

de ses mains fouillant et arrachant son cœur, le iecta à manger aux chiens. Et à ceulx mesmes qui ne valent rien, il est si doulx, ayant tiré l'usage d'une action vicieuse, y pouvoir hormais coudre en toute seureté quelque traict de bonté et de iustice, comme par compensation et correction conscientieuse1; ioinct qu'ils regardent les ministres de tels horribles malefices comme gents qui les leur reprochent, et cherchent, par leur mort, d'estouffer la cognoissance et tesmoignage de telles menees.

Or si par fortune on vous en recompense, pour ne frustrer la necessité publicque de cet extreme et desesperé remede, celuy qui le faict ne laisse pas de vous tenir, s'il ne l'est luy mesme, pour un homme mauldict et exsecrable, et vous tient plus traistre que ne faict celuy contre qui vous l'estes; car il touche la malignité de vostre courage, par vos mains, sans desadveu, sans obiect: mais

Antigonus persuada les soldats Argyraspides de luy trahir Eumenes, leur capitaine general, son adversaire : mais l'eut il faict tuer aprez qu'ils le luy eurent livré, il desira luy mesme estre commissaire de la iustice divine, pour le chastiement d'un forfaict si detestable; et les consigna entre les mains du gouverneur de la province, luy don-il vous employe, tout ainsi qu'on faict les homnant tres exprez commandement de les perdre et mettre à male fin, en quelque maniere que ce feust; tellement que, de ce grand nombre qu'ils estoient, aulcun ne veid oncques puis l'air de Macedoine : mieulx il en avoit esté servy, d'autant le iugea il avoir esté plus meschamment et punissablement.

L'esclave' qui trahit la cachette de P. Sulpitius, son maistre, feut mis en liberté, suyvant la promesse de la proscription de Sylla; mais suyvant la promesse de la raison publicque, tout libre, il fut precipité du roc Tarpeïen.

Et nostre roy Clovis, au lieu des armes d'or qu'il leur avoit promis, feit pendre les trois serviteurs de Canacre3, aprez qu'iis luy eurent trahy leur maistre, à quoy il les avoit practiquez.

mes perdus, aux executions de la haulte iustice, charge autant utile comme elle est peu honneste. Oultre la vileté de telles commissions, il y a de la prostitution de conscience. La fille à Seianus ne pouvant estre punie à mort, en certaine forme de iugement à Rome, d'autant qu'elle estoit vierge', feut, pour donner passage aux loix, forcee par le bourreau, avant qu'il l'estranglast: non sa main seulement, mais son ame est esclave à la commodité publicque.

Quand le premier Amurath, pour aigrir la punition contre ses subiects qui avoient donné support à la parricide rebellion de son fils contre luy, ordonna que leurs plus proches parents presteroient la main à cette execution, ie treuve tres honneste à aulcuns d'iceulx d'avoir choisy plustost d'estre iniustement tenus coulpables du parricide d'un aultre, que de servir la iustice, de leur pro

Ils les font pendre avecques la bourse de leur payement au col: ayants satisfaict à leur seconde foy et speciale, ils satisfont à la generale et pre-pre parricide : et où, en quelques bicoques for

miere.

Mahumet second se voulant desfaire de son frere, pour la ialousie de la domination, suyvant le style de leur race, y employa l'un de ses officiers, qui le suffoqua, l'engorgeant de quantité d'eau prinse trop à coup : cèla faict, il livra, pour l'expiation de ce meurtre, le meurtrier entre les mains de la mere du trespassé, car ils n'estoient freres que de pere: elle, en sa presence, ouvrit à ce meurtrier l'estomach; et tout chauldement,

PLUTARQUE, Vie d'Eumène, c. 9, à la fin. C.

2 VALÈRE MAXIME, VI, 5, 7. C.

Peut-être Cararic. Voyez GRÉGOIRE DE TOURS, II, 41. J. V. L.

cees de mon temps, i'ay veu des coquins, pour guarantir leur vie, accepter de pendre leurs amis et consorts, ie les ay tenus de pire condition que les pendus. On dict3 que Witolde, prince de Lithuanie, introduisit en cette nation, que le criminel condemné à mort eust luy mesme de sa main à se desfaire; trouvant estrange qu'un tiers, in

'C'est précisément ce que fit le fameux duc de Valentinois, César Borgia, à l'égard de Remiro d'Orco, comme on peut le voir dans le chapitre 7 du Prince de Machiavel: le fait est curieux et d'une atrocité rare. N.

2 Quia triumvirali supplicio affici virginem inauditum habebatur, a carnifice, laqueum juxta, compressam. TACITE, Annal. V, 9. C.

3 CROMER, de Rebus Palon. lib. XVI, p. 384. C.

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