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1508.

CHAP. CV. des empereurs romains: il se croyoit autorisé à faire valoir tous les droits qu'avoient exercés Frédéric Barberousse et Othon-le-Grand, ou même Trajan et Auguste. La république de Venise lui paroissoit élevée sur les débris de l'Empire; et il se croyoit appelé à la dépouiller de ces antiques usurpations. Trévise, Padoue, Vérone et Vicence étoient toujours à ses yeux des terres d'Empire; et cette opinion, appuyée du crédit des antiquaires, étoit alors généralement reçue; aucun historien du temps ne contesta les droits de Maximilien. Ces droits, cependant, n'étoient fondés que sur une antique conquête. A peine les monarques allemands avoient-ils pu maintenir cent cinquante ans une domination douteuse et souvent troublée : ensuite, pendant trois siècles, des républiques, et les princes de Carrare et de la Scala, avoient défendu par les armes leur souveraineté ; enfin, la république de Venise leur avoit succédé depuis un siècle : mais, dans ce système, les puissans ne peuvent jamais perdre leurs droits, et les foibles ne peuvent jamais en acquérir.

Il est difficile, toutefois, de se faire illusion sur l'absurdité de ce système de légitimité imprescriptible, qu'aucun traité, aucune convention entre les intéressés, aucune autorité humaine ne peut changer. Arrêtant tout mouvement dans les choses de ce monde, repoussant

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tout progrès, toute innovation, il renvoie les CHAP. CV. hommes à un état primitif, et par là même inconnu, à un état qui, ayant précédé le développement des sociétés et leurs intérêts nouveaux, ne sauroit être maintenu sans rendre stationnaires la civilisation, la population, les lumières, aussi-bien que l'ordre politique. Les droits que Maximilien et Louis XII prétendoient faire valoir contre les Vénitiens, avoient été prescrits par une possession tranquille, qui, pour quelques provinces, remontoit à deux et trois siècles. Mais si aucune durée de possession ni aucuns traités ne pouvoient fonder les droits des Vénitiens, les antiques souverains, que Maximilien et Louis XII représentoient, n'avoient pas pu en acquérir davantage par les mêmes moyens. Il faudroit prouver que la légitimité n'a jamais eu de commencement, pour qu'on en pût conclure qu'elle ne doit jamais avoir de fin; autrement les mêmes causes qui avoient donné naissance aux droits des empereurs et des rois de France, pouvoient donner naissance aussi aux droits de leurs successeurs. Il faut reconnoître encore que le principe de la légitimité ou n'existe pour personne, ou existe également dans toutes les lignes de souveraineté. L'expropriation du plus petit prince ne blesse pas moins ce principe que celle du plus grand monarque. Venise, qui se présentoit comme le

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CHAT. CV. plus ancien état de la chrétienté, comme la seule fille légitime de la république romaine, pouvoit plaider des droits antérieurs à ceux de tous les souverains. Les familles des princes de Padoue et de Vérone, auxquelles elle avoit succédé, n'étoient pas moins légitimes que celles des rois de France et d'Allemagne. Tous devoient être rétablis dans leurs anciens droits, ou aucun ne pouvoit y prétendre.

Le système du droit des traités 'est sans doute beaucoup moins absurde que celui de la légitimité. Les nations n'ayant point de juge audessus d'elles, point d'autorité qui décide entre elles que la force, leurs conventions réciproques peuvent seules terminer leurs différends. Elles doivent avoir elles-mêmes la faculté de s'engager, de se désister de leurs droits, ou personne ne l'auroit pour elles, et les guerres seroient éternelles. La violence qu'on leur a faite ne sauroit annuller leurs engagemens sans annuller en même temps tous les traités possibles; car tout traité est l'ouvrage de la force ou de la menace, tout traité a été fait pour terminer la guerre ou pour l'éviter, tout traité est une concession que le plus foible fait au plus fort, en sacrifiant une partie de ses droits pour sauver le reste; tout traité est une concession de ce reste, que le plus fort fait au plus foible en raison de ses moyens de résistance.

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Mais si le droit des traités n'est qu'une con- CHAT. CV. séquence du droit du plus fort, il est difficile qu'il demeure long-temps obligatoire, après que la balance des forces aura changé. Une nouvelle lutte, dont le résultat sera différent, donnera lieu à un nouveau traité, tout aussi légitime que le précédent : ainsi, toute idée du juste et de l'injuste seroit détruite; toute modération du vainqueur seroit impolitique, puisque toutes les forces qu'il laisseroit à son ennemi par un traité pourroient bientôt être

tournées contre lui.

La troisième base du droit public, ou l'intérêt des peuples, est la seule qui puisse soutenir un examen approfondi, et qui puisse en même temps admettre de certaines parties des deux autres systèmes. L'intérêt des peuples exige la conservation de leur repos, et pour garantir ce

repos,
il admet la légitimité, non comme un
droit, mais comme une présomption de la vo-
lonté nationale. Il admet encore la prescription,
non comme un droit, mais comme une pré-
somption de la satisfaction mutuelle des parties.
Il admet les traités, comme un moyen unique
de désarmer les haines populaires, et de sauver
le vaincu de la rage du vainqueur. Il admet
encore la violation de ces mêmes traités, comme
remède unique et nécessaire, lorsque des con-
ditions cruelles ou déshonorantes ont été im-

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posées par l'abus de la force. Cette violation peut même alors devenir juste; car ni le gouvernement qui a stipulé n'avoit le droit de lier la nation à une chose honteuse ou ruineuse, ni la génération actuelle n'avoit le droit, pour son propre avantage, de lier sa postérité. L'intérêt national, qui laisse une espérance aux vaincus auxquels on impose un traité déshonorant, enseigne aux vainqueurs, pour leur propre avantage, à ne pas abuser de la victoire.

Ce fut au nom de cet intérêt national que Jules II prétendit, dans la suite de cette guerre, qu'aucune ligne de légitimité, aucune succession, non plus qu'aucun traité, n'avoient pu transférer une partie de la souveraineté de l'Italie aux barbares; que toute convention étoit nulle, lorsqu'elle dérogeoit si essentiellement à l'intérêt et à l'honneur des peuples; que toute ligne de légitimité devoit être regardée comme interrompue, lorsqu'elle donnoit pour chefs aux nations, des rois qui avoient intérêt, non plus à leur grandeur, mais à leur abaissement et à leur ruine. Cependant les gouvernemens qui ont embrassé ce système, en ont toujours redouté les applications contre eux-mêmes, et ils sont tombés dans des contradictions inextricables, pour qu'on ne pût pas leur demander compte à leur tour de l'intérêt et de l'honneur de leurs propres peuples.

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